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L’ÉTERNELLE ALLEMAGNE.

maître d’autrui ; mieux encore, être tout à la fois serviteur et maître, homme d’un chef et seigneur d’un vassal ; ne pas être uni au prochain, à l’égal, par ces lois naturelles que le Latin pense trouver en sa conscience et qu’il voudrait formuler et, de siècle en siècle, mieux dégager en ses lois écrites ; mais imposer et subir les ordres oraux de la force ou les liens personnels de l’autorité ; se conformer aux obligations de la coutume ; ne pas croire que le droit puisse sortir de la libre conviction de la communauté, ni que la société puisse reposer sur la libre obéissance des citoyens aux chefs librement élus ; « supposer, avant tout, un ordre de choses supérieur et surnaturel, » dans lequel chacun des hommes a sa place hiérarchique et son rôle prédestiné, avec un droit spécial qui correspond à la mission spéciale de chacun ici-bas ; proclamer que « l’égalité des droits ne consiste nullement à ce que tous soient autorisés à faire ce qui est permis à quelques-uns, mais à ce que chacun soit protégé conformément à sa situation, à son état : » telle est, disent les théoriciens, la loi germanique, parce qu’elle « envisage le droit comme découlant de Dieu même, et non pas seulement comme une règle établie par les hommes pour leur propre avantage[1]. »

Quel contraste entre ces deux conceptions des sociétés humaines ! D’un côté, l’autorité plénière de l’État romain, pouvant aller jusqu’à l’oppression des individus et à la tyrannie des âmes ; de l’autre, la sujétion hiérarchique des hommes de Germanie, pouvant aller jusqu’à l’asservissement des corps et à la servilité des caractères. Là, le devoir national d’obéissance et de dévouement à l’État ; ici, le devoir féodal de service et de fidélité au chef. Là, une libre et égalitaire fraternité ; ici, un obligatoire et militaire enrôlement. Toute la différence entre la « civilisation » latine et la Kultur germanique se ramène, en fin de compte, à cette opposition fondamentale. On en peut constater le prolongement ou les effets, non seulement dans la vie politique des deux groupes, — l’un oscillant toujours du coup d’État à la révolution populaire, l’autre sursautant toujours de l’anarchie au militarisme ; l’un remontant toujours du désordre à la règle, l’autre retombant toujours de la discipline à la confusion, — mais encore dans toute leur vie

  1. Voir là-dessus le chapitre de Janssen, auquel j’emprunte ces différentes citations : l’Allemagne et la Réforme, I, p. 419-437.