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ESQUISSES MAROCAINES.

des confréries les moins secrètes : celle dont nous avons tous vu, dans une bourgade africaine, quelque tumultueuse procession : la confrérie des Aissaoua. Son ctief, Ben Aïssa, s’asseyait il y a bientôt quatre siècles à la zaouïa de Meknès sur une peau de panthère, montrant ainsi à ses disciples qu’il avait dompté en lui les passions brutales. Il se rattachait lui-même au Saint par excellence, au père des congrégations, au grand Abd El Kader El Djilani. Dans ses pérégrinations inlassables d’Orient en Occident, il prêchait l’abstinence, la vie érémitique ; dans ses prodigieuses extases, les foules révéraient en lui l’incarnation de Dieu. Par ses miracles, il prenait possession des humbles, et il intimidait les Sultans qui le comblaient d’honneurs et de richesses, l’exemptaient de la corvée et de l’impôt. A Meknès, autour de son tombeau, le successeur par la chaîne mystique, le Cheikh, le Chef spirituel, tient la Paternité sacrée, assisté d’un medjeles de trente-neuf assesseurs, de dignitaires qui périodiquement s’en vont jusqu’en Asie à travers les royaumes musulmans ranimer le zèle, visiter les zaouïa, promettre le bonheur ineffable et récolter les sermens d’obéissance. La congrégation est un organisme visible, temporel, puissant, nous pouvons en connaître la hiérarchie, la doctrine originelle. Suivons le khouan à la hadra où les khalifas le convient, où dans un bourdonnement fraternel on récitera le dikr. C’est un vendredi : avec les autres affiliés de la région, le khouan a reçu secrètement, car tout est secret et invisible, le mot d’ordre. De toutes les petites bourgades, par les sentes arrivent les frères. Si vous les rencontrez, marchant sans lassitude dans la poussière, ou montés sur des mules, ce sont des voyageurs pacifiques : pâtres, laboureurs, artisans, vous reconnaissez ceux que vous avez vus aux souks, assis sur leurs talons, égrenant les chapelets d’ambre, ou suspendus au récit du conteur d’histoire. Les voilà réunis : une congrégation blanche, tous dans la même attitude, assis, les genoux hauts, le torse un peu penché, le capuchon rabattu sur la tête, les coudes sur les genoux. Le monticule sur lesquels ils sont groupés semble une pointe de roche tout incrustée de coquillages, tant il y a d’uniformité et d’immobilité dans la blancheur terne des beurnouss aux capuchons pointus. Le cheikh du groupe est au milieu d’eux, debout : les khouans le regardent comme une meute prête à bondir au signal du maître. Ils ne savent rien de la doctrine originelle,