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Comme tous les gouvernemens faibles et désunis, la Porte est devenue un gouvernement perfide. Les promesses qu’elle nous a faites à Constantinople au moment de l’emprunt, pour avoir notre argent, ont été cyniquement violées. La conduite qui a été tenue au sujet du Gœben et du Breslau a été une véritable trahison. Enfin la guerre a été déclarée et alors est apparue à tous les yeux une vérité qu’on soupçonnait déjà, à savoir que la Porte n’était pas seulement l’alliée mais la vassale de l’Allemagne, qu’elle lui avait vendu son âme, comme le docteur Faust, pour obtenir d’elle un rajeunissement miraculeux. Dès lors, chacun a dû prendre ses mesures en conséquence. Les Puissances occidentales, la France et l’Angleterre en particulier, n’ont à coup sûr aucun reproche à se faire au sujet de l’Empire ottoman ; elles ont multiplié les efforts pour le faire vivre et, s’il vit encore, il le leur doit. Elles l’ont soutenu politiquement, financièrement, militairement. On voit comment elles en ont été récompensées. La Porte a cédé au mirage de la force, qu’elle a cru être dans l’Empire allemand ; elle a oublié ses amis d’hier ; elle a méconnu ses vrais intérêts. En suivant cette politique, elle a sonné elle-même son glas funèbre. Il y a des momens dans l’histoire où l’alea jacta est qui annonce les catastrophes vient à tous les esprits : nous sommes à un de ces momens. Ce n’est pas une petite affaire de forcer les Dardanelles, de rompre successivement toutes les lignes de défense qui les protègent à droite et à gauche, de draguer les mines flottantes, de réduire les forteresses, d’autant plus que, derrière la Turquie, il y a l’Allemagne, c’est-à-dire des officiers qui savent leur métier et sont des adversaires sérieux. La tâche n’est pourtant pas au-dessus de l’Angleterre et de la France, qui en ont mesuré toutes les difficultés et ont dû s’assurer les moyens de les vaincre. Le Times, qui qualifie l’opération de formidable, exprime la même confiance que nous dans son résultat. Il faut s’attendre à ce que plusieurs semaines s’écoulent avant qu’elle soit terminée et que les flottes alliées, après être entrées dans la mer de Marmara, apparaissent devant Constantinople ; mais ce jour-là sera un jour important dans l’histoire. Des questions nombreuses se poseront le lendemain, et il faut s’y préparer ; mais aussi beaucoup de vieilles questions seront closes, et il faut s’en féliciter. Longtemps la diplomatie européenne s’est arrêtée avec une sorte de respect superstitieux devant la Sublime-Porte, jadis si forte, aujourd’hui si faible, mais que tant de convoitises, qui se tenaient mutuellement en équilibre, sauvaient de la chute définitive. Un ébranlement général peut seul la précipiter et, même après cet ébranlement, la Porte