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garderai d’ailleurs, dans un sentiment facile à comprendre, de toute indication précise sur les lieux où j’ai passé, sur les détachemens dont j’ai fait partie et sur celui que j’ai maintenant l’honneur de commander.


On a beaucoup parlé, depuis le commencement de cette guerre, des avantages de notre artillerie, de ses effets foudroyans, des causes de sa supériorité. Notre 75, en particulier, est devenu une sorte de génie populaire et merveilleux qui fait un peu tort peut-être à ses grands frères, le 105, le 155, le 120, à ses aînés, le 90, le 95. Je demande la permission, avant d’aller plus loin, de définir, d’après ce que j’en ai moi-même observé, quelles sont les causes probables de notre supériorité en artillerie, et pourquoi elle fait des ravages bien plus considérables que l’artillerie ennemie. Je le ferai en m’abstenant autant que possible de toute discussion trop technique. Il n’est rien d’ailleurs, pas plus en artillerie qu’en aucune autre science, — l’artillerie est bien une science, — qu’on ne puisse exposer clairement aux gens les moins avertis, lorsqu’on le conçoit lucidement.

Rien n’est plus joli que de voir fonctionner une batterie de 75, comme celle que nous actionnons ici même. Les quatre pièces sont là, parallèles, à une douzaine de mètres l’une de l’autre, la crosse et les freins de roues solidement enchâssés par le recul dans la terre grasse d’un champ de betteraves. Pauvres betteraves ! Combien de millions êtes-vous, dans ce coin de France, que nulle main de fraîche paysanne ne déterrera cette année, et qui pourrirez sur place, à peine honorées parfois du coup de dent dédaigneux d’un sous-verge ou d’un porteur, loin des cuves fumeuses où l’on cristallisa vos aînées en parallélipipèdes de sucre odorant. Pour l’instant, les rudes semelles des canonniers vous meurtrissent de leurs clous ; les longues douilles de cuivre éjectées des culasses fumantes vous écorchent en bondissant. C’est dans le coin le plus creux du champ de betteraves que sont accroupies les quatre pièces ; car, aujourd’hui, ce n’est plus sur les sommets qu’on se met pour tirer, mais dans les plis les plus profonds du terrain, où l’on ne peut pas voir le but sur lequel on tire ; car, si on le voyait, on en serait vu, on n’en serait pas défilé. Voilà le grand mot lâché ! Se défiler, être défilé, c’est presque tout l’alpha et l’oméga de l’artillerie moderne. Dans cet