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Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 26.djvu/326

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vieux dans un cellier, les obus reluisans s’étagent dans leurs logemens circulaires et profonds. Les six servans sont à leur poste ; c’est de l’exacte coordination de leurs mouvemens que dépendent l’exactitude et la vitesse du tir : les deux pourvoyeurs agenouillés par terre, chacun derrière une des armoires du caisson, le déboucheur entre les deux ; ils placent continuellement les obus qu’ils saisissent dans les ogives du débouchoir. — Mais il faut que j’ouvre ici une parenthèse, car il est à craindre que ceux de mes lecteurs et lectrices qui n’ont pas été artilleurs ne comprennent rien à ce charabia. Voici donc ce qu’est le débouchoir et à quoi il sert : nul n’ignore que les projectiles d’artillerie ont aujourd’hui à peu près la forme d’un cylindre terminé par une pointe ogivale. Jadis ils étaient de forme ronde, et on peut remarquer à ce propos qu’ils ont suivi dans leur évolution la même marche que le style architectural des églises dont les cintres, d’abord ronds dans le style roman, se sont allongés en ogive dans le gothique. Donc les projectiles sont aujourd’hui gothiques, et l’ogive qui les termine porte à son extrémité la fusée. Celle-ci est une petite merveille de mécanique, qui déclenchera, au moment voulu, l’explosion de l’obus. — Je suis d’ailleurs obligé d’ouvrir ici une nouvelle parenthèse pour distinguer les diverses sortes d’obus ; pendant ce temps, notre batterie aura le temps de tirer des milliers de projectiles, mais nous la retrouverons quand même, puisqu’elle est depuis des mois immobile à la même place.

L’obus fusant ou shrapnell, du nom de l’officier anglais qui, dit-on, l’imagina, est destiné à éclater en l’air à une certaine hauteur au-dessus de l’objectif[1] et à projeter sur lui les balles de plomb dont il est rempli. Le shrapnell est donc lui-même une sorte de petit canon en miniature qui se promène dans l’espace à une très grande vitesse et, arrivé à une certaine hauteur au-dessus de l’ennemi, projette sur lui en une gerbe

  1. Voici encore un mot qui revient comme un leitmotiv wagnérien dans les Conversations d’artilleurs. Un régiment, un convoi, une batterie, un ouvrage ennemis sont, à des titres divers, des objectifs, c’est-à-dire des objets destinés à être démolis par les canons. Cette façon de considérer des choses aussi diverses uniquement sous l’angle de celui qui tire est réellement la moins objective qui soit. bizarreries du langage ! Rien de plus pittoresque que d’entendre mon colonel racontant une certaine journée de septembre où ses canons en deux heures démolirent cinq mille soldats de la Garde prussienne s’avançant en rangs serrés, et dont pas un n’échappa ; rien de plus amusant que de l’entendre dire avec un grand sang-froid : « Jamais je n’avais vu un aussi magnifique objectif… »