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imitée d’un original espagnol de Moreto, rappelle ou annonce ces personnages de Molière. Dans notre ancienne comédie, le personnel et les situations constituaient un fond commun qui appartenait à tout le monde. C’est la matière sur laquelle Molière a travaillé : il est bon de la voir ici à l’état brut, pour mieux juger de ce qu’il en a fait et admirer mieux comment il l’a transformée.

M. Siblot est un Albikrac tumultueux et débordant de verve, Mme Kolb une tante d’une savoureuse et divertissante minauderie.

Parmi les grandes tragédies de Corneille, Nicomède n’est pas l’une des plus propres à ravir, entraîner, émouvoir le spectateur. Presque pas d’action ; peu d’émotion. Corneille a voulu faire une pièce d’une constitution nouvelle, singulière, et qui eût pour ressort unique l’admiration. Ces cinq actes n’ont qu’un objet, montrer le contraste d’une grande âme avec des âmes vulgaires. Quand nous avons mesuré toute la distance qui sépare un Nicomède, une Laodice, d’une Arsinoë, d’un Prusias, d’un Flaminius, la pièce est terminée. C’est l’étude de psychologie la plus poussée où un écrivain, qui trouvait en soi tous les élémens du portrait, nous ait tracé l’image fidèle de la grandeur d’âme. Nicomède réunit en lui bravoure, loyauté, franchise, indépendance. Un dernier trait l’achève de peindre et donne à la peinture le suprême accent de vérité : comme Corneille lui-même, son héros « sait ce qu’il vaut et croit ce qu’on lui en dit. » Il a pleine conscience de sa supériorité et il la fait sentir à autrui. Il est orgueilleux, hautain, dédaigneux, — Prusias dit : insolent. Il manie, et de main de maître, l’ironie et le sarcasme. L’ironie est d’un emploi toujours dangereux au théâtre et risque de déconcerter le spectateur, Corneille a joué la difficulté et gagné la partie, — superbement.

Nicomède et Laodice ont en M. Albert Lambert et Mme Segond-Weber d’excellens interprètes. M. Silvain pousse résolument au comique le rôle de Prusias, et je serais tenté de croire qu’il force la note. Mais autant que sur la scène le spectacle était dans la salle. Il fallait voir le public attentif, empoigné par un intérêt, tout intellectuel, remué par ce frisson du sublime qui passait sur lui. Il fallait entendre comme il acclamait et rappelait les artistes. C’est aussi bien ce qui se passe chaque fois qu’un des chefs-d’œuvre de notre théâtre classique reparaît sur la scène, monté avec un peu de soin. Plus que jamais nous comptons sur la Comédie-Française pour ne nous être pas avare de ces nobles jouissances.


L’histoire de la Comédie-Française nous est contée chaque année