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petites ou grandes, en ont éprouvé un éblouissement, qui est devenu, pour quelques-unes, un aveuglement véritable. Mais de toutes celles qui ont subi cette fascination étrange, aucune n’en a été plus profondément dominée et comme imprégnée que la Turquie. Adulatrice de la force matérielle, elle a cru que cette force s’était accumulée entre les mains de l’Allemagne, et qu’il n’en restait plus que quelques débris entre celles de l’Angleterre, de la France et de la Russie.

Cette vue prodigieusement simple et superficielle a fait de cruels ravages à Constantinople. Le sultan Abdul Hamid s’y est trompé le premier, et on sait quels progrès il a laissé faire à l’Allemagne dans l’empire. Mais c’est surtout depuis sa chute que ces progrès sont devenus effrayans. Le vieux Sultan avait le cœur craintif, poltron même, mais son intelligence politique était fine et souple, et, s’il laissait trop souvent pencher la balance, il s’arrangeait toujours pour qu’elle ne tombât pas définitivement du côté de l’Allemagne : il la redressait du côté des autres Puissances, en accordant à chacune d’elles des concessions qui étaient des compensations, et maintenait ainsi une sorte d’équilibre. Sa politique était peut-être la seule qui convint à la Porte dans sa décrépitude. La Turquie actuelle ne pouvait se maintenir que grâce à des ménagemens impartialement observés envers tout le monde. Incapable de reconquérir une force assez grande pour s’imposer militairement, elle ne pouvait vivre que pacifiquement, diplomatiquement. On la tolérait parce qu’on la savait relativement faible et inoffensive. On la laissait, on la conservait volontiers à Constantinople comme gardienne des détroits, sous la condition tacite qu’elle n’y serait pas autre chose et que, cantonnée dans cette position unique au monde, elle n’y deviendrait un danger pour personne. C’est ce qu’Abdul Hamid avait compris et ce dont ses successeurs ne se sont rendu aucun compte. Égarés par des rêves de grandeur, ils ont recherché une alliance puissante et en sont finalement devenus les esclaves. En même temps qu’ils ont affaibli la Turquie, ils l’ont déconsidérée. En fin de compte, ils ont tourné contre elle la formidable coalition de l’Angleterre, de la Russie et de la France, autrefois désunies par cette même question d’Orient qui les unit maintenant, dans une entreprise où l’Empire turc a toutes chances de sombrer. Ce n’est pas de gaîté de cœur que les trois Puissances alliées s’y sont engagées ; mais elles ne pouvaient pas tolérer plus longtemps une politique de provocations où elles apercevaient distinctement l’Allemagne derrière la Porte. Elles ont dû faire