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je ne puis me sauver que par le secret. » — « Ses ennemis ont été nombreux et puissans, dira-t-on de lui. Il a vaincu les uns, trompé les autres. » Il trompe donc amis et ennemis. « Il faut savoir gré aux Rois même de ce qu’ils veulent prendre la peine de nous tromper. » — Mais ce n’est pas tromper que tromper un trompeur. Fallacem fallere non est fallacia. Il trompe tout le monde, en toute chose, pour tout motif, et il s’en amuse. Au besoin, il se fait affable pour mieux tromper. « Personne ne fut plus caressant que Frédéric quand il le voulut, plus adroit, plus aimable. C’est la sirène la plus enchanteresse. »

Prince royal, il est allé à Strasbourg, incognito, sous le nom du comte du Four, « riche seigneur de Bohême. » Plus tard, il conte ainsi son aventure :

« Ayant fait plusieurs connaissances dans cette ville, je les invitai à dîner ; le duc de Broglie, qui apprit cette invitation, dit à quelques-uns des invités : « Au moins, messieurs, prenez garde, c’est un étranger qui vous invite pour jouer et pour gagner votre argent. » Dans une société où l’on m’invita, on me proposa une partie de jeu. « Je ne joue point, messieurs ; mon père, en me permettant de voyager, me défendit absolument de jouer quelque jeu que ce pût être ; je suis un fils trop respectueux pour ne pas suivre les ordres de mon cher père. » On rapporta ce trait au duc de Broglie. « Oh ! c’est une finesse, je vous le répète, prenez garde à vous. » Un diable de tambour, qui avait été dans un régiment à Potsdam, me reconnut et dit au duc : « Cet étranger, monseigneur, est le roi de Prusse. — Tu es un imposteur, cela n’est pas vrai. — Rien de plus vrai, monseigneur. » Le duc me fit inviter de passer la soirée chez lui avec une société choisie : en arrivant, je vis mon duc dans le coin de sa chambre, tenant le tambour par le bras, et lui disant de façon que je pus l’entendre : « Maraud, parle, est-ce bien là le roi de Prusse ? — Mais oui, monseigneur, oui, c’est lui-même ! » — Alors, le duc vint à moi, d’un air très grave : « Je suis maréchal, j’ai un ordre comme vous le voyez, et j’ai vu les meilleurs gouvernemens de la France, on assure que vous êtes le roi de Prusse, cela est-il vrai ? — Moi, roi ! monsieur ? vous vous moquez de moi, je suis un bon et honnête gentilhomme à qui son père a permis de voir les grandes villes et de grands hommes, comme M. le maréchal. — Eh bien ! vous êtes son frère. — Je vous assure que non. — Vous le connaissez donc ? —