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homme, rien qu’un homme devant toi, ô nature. » Il sait de quel prix il va payer cette expérience et que toute volupté s’achève par une somme égale de douleur. Qu’importe ! la douleur aussi est dans la nature. L’homme doit souffrir, pour qu’avec sa souffrance s’épandent en lui la volupté et la force de la terre, pour qu’il communie réellement avec la terre : « Esprit de la terre, tu es proche ! Déjà, je sens mes forces s’accroître. Déjà, je sens en moi comme l’ivresse du vin nouveau. Je me sens le cœur de m’aventurer dans le monde, d’affronter la misère terrestre, le bonheur terrestre, de lutter avec les tempêtes, de ne pas sourciller dans la débâcle du naufrage… Esprit que j’invoque, dévoile-toi ! Ah ! quel déchirement dans mon cœur ! Vers de nouveaux sentimens tout mon être se précipite. Je sens que mon cœur entier se livre à toi… »

Cette invocation à l’Esprit de la terre, nous l’avons tous prononcée, avec des mots moins heureux sans doute, mais avec une égale ferveur, lorsque, au sortir des livres, la Vie nous apparut tout à coup si splendide ! Ce sont là mirages de la vingtième année. Gœthe le sait bien. Cependant, il laisse son héros s’y abandonner, parce que Faust doit être un homme complet. Ces erreurs aussi sont humaines. Qu’il vive donc, qu’il jouisse et qu’il souffre, en attendant l’heure des grands devoirs !

Tel est le premier enseignement du poème. Impossible de prendre une position plus nette en face des vieux problèmes métaphysiques. Tandis que Kant réserve prudemment les droits du Noumène inconnaissable, Gœthe s’en désintéresse. Un pas de plus et nous tombons dans la négation radicale de Nietzsche, qui n’a pas assez de sarcasmes contre ceux qu’il appelle « les hallucinés de l’arrière-monde, » ou, comme disent les dévots, de « l’autre monde, — ce monde abruti et inhumain qui est un néant céleste. » Sans doute, le grand ordonnateur des fêtes galantes de Weimar supporterait mal ces grossièretés à la prussienne. Mais il reconnaîtrait sa plus chère et sa plus intime pensée dans cette exhortation de Zarathoustra : « O mes frères, restez fidèles à la terre de toute la force de votre amour ! Que votre amour prodigue et votre connaissance aillent dans le sens de la terre. Je vous en prie et je vous en conjure, ne laissez pas votre vertu s’envoler loin des choses terrestres et battre des ailes contre des murs éternels… »

Dans ces phrases et d’autres encore, plus agressives et plus