Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 26.djvu/87

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
83
UN TÉMOIGNAGE ALSACIEN SUR L’ALSACE-LORRAINE.

vrai que les procédés allemands, depuis deux ou trois ans, ont dû faire tomber bien des scrupules.

Pauvre Alsace-Lorraine ! Voilà quarante-trois ans qu’elle n’est plus française ; et de quelque façon qu’elle s’y prît pour organiser sa vie politique et sociale, elle s’est heurtée à des difficultés véritablement inextricables. Ne pouvant et ne voulant pas se détacher du passé, mécontente du présent, incertaine et inquiète de l’avenir, elle a été en proie à un malaise intérieur dont rien n’a pu la guérir. Ses aspirations les plus légitimes ont été méconnues, raillées, piétinées. Elle a vécu pourtant, et, en dépit des obstacles, elle a maintenu, elle a affirmé sa personnalité morale. Elle n’aura pas, pendant près d’un demi-siècle, souffert en pure perte. Dans la vie des nations comme dans celle des individus, la souffrance n’est jamais perdue. Cette autonomie qu’elle rêve, et qu’elle a si passionnément revendiquée, l’Alsace-Lorraine la réalisera bientôt au sein de la communauté française.

II

Nos patriæ fines et dulcia linquimus arva.

Suivons-les maintenant sur les chemins de l’exil, ces 300 000 Alsaciens-Lorrains qui ont mieux aimé quitter leur foyer que vivre sous le joug allemand. M. Delahache a conté leur douloureux exode ; il les a suivis de Bischwiller à Elbeuf, de Mulhouse à Belfort, et jusqu’en Algérie ; il a étudié sur place les colonies qu’ils ont fondées ; bref, il s’est fait l’historien attentif et pieux de cette Alsace hors de l’Alsace.

La fortune de Bischwiller datait du XVIIe siècle : des réfugiés protestans vinrent s’y établir et y importèrent l’industrie et le commerce des draps. Une prospérité croissante vint récompenser les efforts des laborieux drapiers. Pendant les quinze dernières années du second Empire, notamment, les affaires furent si prospères, les ouvriers affluèrent si nombreux, qu’il fallut construire tout un nouveau quartier et surélever maintes maisons anciennes. L’annexion vint : la population de Bischwiller était très française, de cœur et de clientèle ; de plus, elle était d’humeur démocratique, et même républicaine ; le régime prussien n’était point son fait : elle émigra en masse. « En 1869,