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— Je suis chargé par mon gouvernement de vous prévenir qu’il considère vos armemens comme un danger pour lui.

Jusqu’à ce jour, il avait à plusieurs reprises émis cette opinion, mais à titre purement officieux et jamais sous une forme officielle. Se refusant à prendre acte de cette communication, le duc Decazes se contenta de répondre :

— Votre gouvernement se trompe ; vous le savez déjà ; nous en recauserons à votre retour, et je vous aiderai à le lui prouver.

On était arrivé ainsi à la fin du mois d’avril sans que ces événemens eussent transpiré dans le grand public. Il n’en avait recueilli que quelques échos surpris dans les chancelleries et plus ou moins fidèlement répétés ; il n’en avait pas mesuré la gravité. Brusquement, une lettre publiée par le Times vint l’initier au secret qui, jusque-là, ne lui avait pas été dévoilé.

La part qu’eut cette lettre, dans l’apaisement immédiat qui allait suivre, commande de la résumer ici. Je constate d’abord, et je peux l’affirmer aujourd’hui, qu’elle avait été écrite sous l’inspiration du duc Decazes. Elle avait pour auteur Blowitz, le correspondant parisien du journal anglais. Nous savons aussi par les mémoires du prince de Hohenlohe qu’avant de la rédiger, Blowitz était allé le consulter. L’ambassadeur allemand, bien qu’il n’osât avouer qu’il ne voulait pas la guerre, se prêta cependant à cette tentative qui, dans sa pensée, pouvait contribuer à l’éviter. Il raconte du reste que l’auteur ne tint pas compte des modifications qu’il lui avait conseillées. Mais cette réserve n’affaiblit en rien sa participation au lancement de ce ballon d’essai.

Après avoir constaté qu’il existait on Allemagne un parti de la guerre, le correspondant du Times énumérait les griefs de ce parti et lui attribuait l’intention de franchir la frontière française, de marcher sur Paris, de camper sur le plateau d’Avron et, ses canons braqués sur la capitale, d’exiger avec Belfort une indemnité de dix milliards payable en vingt ans avec des intérêts de 5 pour 100, sans anticipation de payement du capital. Probablement ces projets n’étaient pas destinés à se réaliser ; on pouvait espérer « qu’ils rencontreraient sur leur route, en même temps que l’honneur allemand révolté, le traité que l’Empereur avait couvert de sa parole de gentilhomme. » Mais le parti de la guerre voulait sauver la patrie, compléter l’œuvre de 1871, et l’avenir était gros de menaces. Il fallait donc que l’Europe sortit de son indifférence.