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Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 26.djvu/943

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compte, — provisoirement, — pour nous est celui qu’il vient de publier sur le changement de ses chers moujiks en d’incomparables soldats ; et tout au plus nous avisons-nous de l’exquise qualité « littéraire » de son livre pour lui savoir gré de nous rendre plus réelles, à la fois, et plus émouvantes ces scènes de la vie d’un grand peuple soudain transfiguré. Elles ont beau, ces scènes d’ailleurs infiniment multiples et diverses, se trouver déjà vieilles de cinq ou six mois, — M. Graham ayant été forcé de revenir en Angleterre dès le début de la présente année : nous sentons que les figures et les âmes de leurs acteurs n’ont rien perdu, depuis lors, de la simple et naïve et superbe grandeur qui nous frappe chez elles, tout au long des chapitres. Aujourd’hui comme il y a six mois, l’armée russe, affranchie de l’ivresse « diabolique » de la vodka, s’abandonne tout entière à l’enivrement bienfaisant qui lui vient de la conscience de sa force et de sa beauté juvéniles, librement employées au service d’une cause sacrée. Sur tout l’immense « front, » depuis la mer Baltique jusqu’aux flancs des Carpathes, des millions d’hommes aspirent délicieusement le souffle printanier que [déjà, au plus dur de l’hiver, M. Stephen Graham nous montrait allumant dans leurs yeux une flamme de joie, d’espérance invincibles. Autant et plus encore que chez ; nous, la guerre provoquée par l’odieux Allemand a dégagé tout d’un coup en Russie, du fond de l’âme nationale toute sorte de précieuses puissances et vertus qui, sans cette occasion providentielle, eussent risqué peut-être d’y dormir à jamais.


Il y a dans la vie d’un jeune homme un trait caractéristique : c’est que, quoi qu’il lui arrive, il en tire profit. Ce qu’on appelle la chance est beaucoup plus du côté des jeunes gens que de celui des vieux. Quelques épreuves qu’il subisse, quelque calamité qui s’abatte sur lui, le jeune homme en sort avec plus de vigueur et plus d’expérience. En fait, la privation et le danger lui sont plus avantageux que le repos et le contentement. Et, dans le monde actuel, c’est le peuple russe qui est exactement notre jeune frère, avec toute sa destinée ouverte devant lui. Il a traversé la guerre japonaise, le terrible péril révolutionnaire : le voici au plus profond de sa troisième lutte, plus grande que les autres ! Et tout cela ne sert qu’à créer la puissante Russie.

C’est pourquoi, lorsque je suis revenu de mon village sibérien à Moscou, en septembre 1914, je n’ai trouvé nulle trace de dépression dans le sentiment national. Pas l’ombre de grèves ni de tumultes, de propagande révolutionnaire ni de pessimisme : mais, au lieu de cela, une gaîté rayonnante et un accord plus unanime que tout ce que pouvaient prévoir les plus optimistes. Les paysans partent au « front » avec un enthousiasme incroyable ; et les classes supérieures de la société, qu’elles aient été la veille radicales ou conservatrices, les acclament au passage en enviant leur sort. Les journaux de tous les partis se sont mis [à l’unisson, et la presse