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un mauvais regard, ni entendu un sarcasme ou une injure. Non ! nous n’étions pas fiers, alors, car, si nous avions bien combattu, nous étions seuls à le savoir. Et nous aurions excusé la plainte de quiconque nous aurait dit : « Quoi ! c’est comme en 70 ! Après quelques jours de guerre, vous êtes incapables de nous protéger ! On a donné sans compter, depuis quarante-trois ans, notre argent et nos fils, et voilà notre récompense ! Qu’appreniez-vous dans vos Ecoles, et que faisiez-vous dans vos garnisons ? »

Eh bien ! ces doléances mêmes nous furent épargnées. Nous n’étions pas traités de capitulards, et nos chefs n’étaient pas soupçonnés de trahison. Au contraire. Dans les maisons les plus pauvres, dans les cantonnemens les plus misérables, nos hôtes exhumaient toujours quelques vieilles bouteilles, qu’ils nous invitaient à vider avec eux en l’honneur de la victoire prochaine Et, au départ, ils faisaient passer dans l’étreinte de leurs mains la consolation et le réconfort que donnait le spectacle de leurs sacrifices acceptés sans phrases et sans arrière-pensée.

Braves gens du Nord de la France, qui saura jamais, hormis nous, vos héroïsmes et vos générosités ! Quels ordres du jour citeront les boutiquiers qui vidaient gratuitement leurs tiroirs dans les musettes des fantassins et sur les coffres des artilleurs, les ménagères qui offraient les trésors de leurs huches et de leurs basses-cours aux convoitises des soldats, les agriculteurs qui faisaient l’hécatombe de leurs troupeaux avant de s’exiler pour en priver l’ennemi. Le guerrier qui, dans la griserie du combat, donne son sang pour le pays, espère en obtenir une récompense, matérielle ou morale ; mais ces anonymes ont donné, pour rien, ce qui représentait une vie de labeur, le pain pour leurs vieux jours, ou la dot de leurs enfans. Et l’abnégation du bourgeois, de l’ouvrier, du paysan paisibles, me paraît aussi méritoire que celle du soldat.

Faut-il en citer un exemple ? Je choisis au hasard. Un après-midi, j’avais arrêté ma troupe aux environs d’une ferme immense. Des fumées au-dessus de villages, le grondement assourdi de canons annonçaient que les Allemands n’étaient pas très loin. Quelques officiers qui venaient d’explorer la ferme annoncèrent, tout joyeux, que le propriétaire mettait à notre disposition, pour rien, le contenu de ses étables, de son cellier, de ses granges et de sa basse-cour. J’allai voir aussitôt cet homme généreux : « Vous êtes bien aimable, monsieur, lui