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« Cesse, ô Rome, de redouter tes fiers ennemis ! mes peines ont élevé autour de toi un rempart inexpugnable. » Il se vante d’écrire en « vers de feu, » versus flammeos, et certes, ce feu est tout romain, fait pour allumer chez ses concitoyens les vertus dont l’Etat a besoin alors, l’ardeur belliqueuse et le dévouement à la chose commune. Le bien de Rome est son idéal et sa loi, et, d’être philosophe, cela ne l’empêche nullement d’être patriote.

Longtemps encore il en est de même. Bien qu’une culture intellectuelle plus raffinée se répande dans les hautes classes avec la connaissance des arts de la Grèce et l’imitation de ses mœurs, pour les plus imprégnés d’hellénisme, la patrie romaine demeure au premier plan de l’horizon moral, et cache le reste du monde. Scipion Emilien connaît les théories des penseurs grecs : il est le familier de Polybe et le disciple du stoïcien Panétius ; c’est dans son entourage que Térence écrit ses comédies, et il a été sans doute un des premiers à connaître le célèbre vers : Homo sum, humani nihila me alienum puto. Mais, pas plus chez lui que chez Ennius, cette éducation philosophique n’altère l’esprit national, ni ne réagit sur la conduite pratique. Il accepte la mission de vaincre, de prendre, de détruire Carthage et Numance ; si, devant l’incendie de la grande ville africaine, il verse quelques pleurs comme la tradition le prétend, ces larmes, d’ailleurs très belles, ne l’empêchent pas de la laisser brûler, et lui sont probablement plus arrachées par un retour sur les périls possibles de Rome que par un réel sentiment de commisération humaine.

D’une manière générale, Rome républicaine, jusqu’à l’époque des guerres civiles, apparaît comme une cité perpétuellement et fortement armée en guerre. Toutes les énergies y sont tendues vers une fin unique : le « salut de l’Etat, » salus populi suprema lex esto, en comprenant par « salut » aussi bien la domination que la sécurité et l’indépendance. Nulle différence, à cet égard, ne sépare les démocrates des nobles, ni les gens cultivés des ignorans ; nul scrupule intellectuel ou moral ne vient paralyser l’œuvre de conquête. Ce patriotisme absolu a la grandeur, la beauté, la fécondité de toute foi intransigeante ; il en a peut-être aussi l’étroitesse et la dureté. Quoi qu’il en soit, c’est de lui que procède tout ce que la postérité a tant admiré dans les mœurs romaines archaïques, et aussi tout ce que notre mentalité moderne peut y trouver à reprendre. Les actions