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Il s’apitoie à l’occasion sur la mort de ses adversaires. Ce qu’il fait par les armes, il préférerait de beaucoup le faire par la paix : il demande seulement « une petite place pour ses dieux, » ces dieux dont l’ordre le conduit, et qu’il a amenés de si loin ; comme on la lui refuse, il est bien obligé d’en venir aux mains ; mais, aussitôt vainqueur, il se hâte d’appeler ses ennemis à une réconciliation sincère, à une alliance qui leur laissera leur liberté et leur nom. On a fréquemment signalé cette antithèse entre la farouche énergie de quelques-uns de ses actes et la mansuétude habituelle de sa conduite ; on s’en est égayé ; on l’a expliquée aussi en disant que Virgile a tantôt pris le ton, quelque peu brutal, de l’épopée homérique, et tantôt laissé parler son propre cœur, bien plus calme et plus doux : peut-être faut-il y voir surtout un effet de la dualité de sentimens qui règne dans la société d’alors. Les Romains contemporains de Virgile admirent trop leur riche passé de victoires pour ne pas goûter chez Énée l’ardeur militaire, mise au service d’une noble cause ; et en même temps, ils veulent trouver en lui quelque chose de cette modération, de cette clémence qui leur semble la marque des grands hommes comme des grands peuples. Quoi qu’il en soit des contradictions qu’on a relevées, il est certain qu’Enée, ’ tout en restant un serviteur passionné de la Rome future, n’est pas un de ces « héros sans humanité » que Bossuet flétrira plus tard : le patriotisme et le souci du devoir humain se mêlent dans son âme, comme dans l’âme de Virgile, et dans les tendances plus ou moins nettes de l’époque.

On les retrouverait associés aussi chez Tite-Live, qui est alors « l’historien national » comme Virgile est le « poète national. » A noter ses jugemens sur les grands événemens qu’il raconte, on en verrait beaucoup qui sont dictés par un amour-propre romain peut-être excessif, d’autres qui témoignent d’un libéralisme intelligent et élevé, d’autres enfin où il essaie de tenir la balance égale entre les droits de Rome et ceux du genre humain, — les mêmes hésitations, en un mot, et les mêmes reviremens que chez Cicéron, pour qui il avait tant d’enthousiasme. Il déclare sans ambages qu’il veut « éterniser la gloire du peuple roi, » et que les nations vaincues ne peuvent que s’incliner devant les décisions de Rome, en histoire aussi bien qu’en politique. Voilà qui promet, semble-t-il, un superbe dédain de la justice et de la vérité. En effet, il y a beaucoup