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commirent l’imprudence de s’y aventurer, tandis qu’une foule exaspérée et fanatisée au dernier point en remplissait la cour. Au bout de peu d’instans, une lutte s’engagea et les deux consuls furent massacrés d’une façon barbare, sous les yeux mêmes du vali et du chef des gendarmes qui semblent n’avoir rien fait pour les sauver. Dès que la nouvelle s’en fut répandue dans la ville, le secrétaire de notre consulat général, M. Eichler, se rendit à la mosquée pour prendre des informations, faire des représentations au vali, exiger surtout que des mesures fussent prises pour prévenir de plus graves désordres. Il trouva à l’entrée le chef des gendarmes assis sur une chaise, hors de la porte extérieure, et fumant tranquillement son narghilé. Les corps percés de coups gisaient dans un coin de la cour. Aucune mesure n’avait été prise, tout avait l’aspect habituel, comme si un crime aussi monstrueux ne venait pas d’être commis. Seulement les assassins et leurs acolytes, réunis dans les cafés et assis dans les rues du quartier turc, avaient un air plus provocant et jetaient, sur les rares Chrétiens qui passaient, des regards plus menaçans, accompagnés de propos insultans.

Nous apprîmes la nouvelle, la nuit même, de la façon suivante :

C’était, si je ne me trompe, un samedi, 21 juin/3 juillet. Je dinais chez notre consul général Hitrovo, où les convives étaient, outre moi, le secrétaire de l’ambassade prince Tzérételeff, le général Fadeeyeff, l’agent de Roumanie, prince Ghika et celui de Serbie, Magazinovitch. Les événemens du jour et la triste situation générale défrayaient naturellement la conversation. Ainsi que je l’ai mentionné plus haut, MM. Ghika et Magazinovitch étaient les plus ardens, les plus impatiens à réclamer une intervention européenne pour mettre un terme aux atrocités turques dont les nouvelles nous arrivaient continuellement. L’apathie des Grandes Puissances et surtout de la Russie les exaspérait. « Que faut-il encore, s’exclamait le prince Ghika, pour réveiller l’Europe, pour la décider à agir ? » Je répondis en plaisantant : « Il faut qu’on maltraite quelques secrétaires d’ambassade, qu’on tue quelques consuls… Les souffrances des Chrétiens seuls ne peuvent pas l’émouvoir… » En rentrant le soir, vers les 11 heures, à la maison, je vis à la porte de l’ambassade le concierge, Francesco, qui me dit d’un air assez empressé : « Il y a une dépêche chiffrée qui est arrivée, mais