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confié un charmant petit garçon de dix-neuf ans, le fils d’un de ses amis, qui vient flâner en Grèce au sortir des jupons maternels. Nous avons, bien entendu, passé la première nuit dans la VILLE, mais dans un khan infiniment supérieur à la boutique d’épicier où nous avons logé jadis. Nous avions deux chambres, avec des fenêtres, et nous aurions dormi comme des présidens de tribunal, sans les puces, les punaises et les cancrelas. Nous n’avons pas remarqué d’autres bêtes. Vous vous souvenez que Constantin mettait autrefois quatre heures à faire le dîner ; mais au moins il le faisait. Maintenant, il y a du progrès, il ne le fait plus. Je lui avais commandé le fameux agneau à la palikare, et le pilaw dont votre estomac a dû garder le souvenir ; nous étions arrivés depuis deux heures, nous sonnions creux comme des tambours de basque, et quand j’allai demander à Constantin :

« — Eh bien ! l’agneau ?

« — Quel agneau, signor mio ?

« — Et le pilaw ?

« — Quel pilaw, signor mio ?

« Le tout, de cette voix angélique que vous lui connaissez. Le pauvre homme n’avait pensé qu’à faire son petit dîner, qui mitonnait tout doucement sur le feu. Il fallait pourtant manger. Le jeune homme du monde, l’ami de M. Rouen, retroussa ses manches et fit une magnifique soupe à l’oignon, qui obtint l’assentiment général. Radigon, piqué d’honneur, fabriqua une énorme potée de pommes de terre frites, et les apporta sur la table comme un Saint-Sacrement, avec une solennité dont je ne pourrais jamais vous donner une idée, si vous ne connaissiez pas l’homme. On le porta en triomphe, et il inclina son front sous un concert de louanges.

« Le lendemain, on est parti pour le temple au lever de cette bonne vieille aurore, qui à mulet, qui à âne ; le pays continue à ne pas produire de chevaux. L’homme qui nous louait ses bêtes était le même qui transporta jadis vos échelles. J’ai demandé des nouvelles du mulet borgne qui allait se cogner dans tous les passans : la pauvre chère bête est morte peu de temps après votre départ. L’ânier, qui ne me reconnaissait pas, me raconta, chemin faisant, qu’il avait mené l’année dernière un milord qui buvait quatre okes[1] de vin par jour, et qui

  1. Mesure valant un litre et quart.