Elles sont nu-tête, les vêtemens sont pauvres et fanés, apparence d’indigentes. Puis des enfans, de tous âges ; des vieillards, des infirmés, — un homme avec deux jambes de bois sort péniblement d’un wagon. Toute une foule, il y a généralement cinq cents personnes par convoi, depuis le 16 mars, sans compter les tout petits qui ne marchent pas. Celui-ci annonce 520 évacués.
Le défilé lamentable commence, sur ce quai de gare, et ces gens ont froid. Leurs yeux cherchent, on sent qu’ils ne savent où ils se trouvent. Et devant cette foule anonyme, qui apparaît ainsi dépouillée de toute personnalité, le cœur se serre, les yeux se voilent. On voudrait leur parler, on est pris à la gorge par une impression violente qui paralyse. Il faut se détourner un instant. Où donc existe, dans ma mémoire, un pareil saisissement ? Comme un coup de poignard, le souvenir se replace : les inondés de 1910 ! Et en même temps, malgré moi, une pensée se déclenche : les Allemands ont atteint l’extrême, dans leur recherche de l’horrible. Ce peuple s’est égalé a un cataclysme de la nature.
Mais le temps n’est pas aux mots, il faut agir. Les dames du Comité suisse agissent, plus braves que moi. Je les suis.
Autour des malheureux, elles s’empressent. Au point d’interrogation, posé par les yeux douloureux, elles répondent, dans un français accentué de germain, qui se fait enfantin pour entrer dans ces cœurs. Elles soutiennent les vieux, elles portent les bébés, elles reposent les infirmes. Jusqu’à 10 h. 1/2 du soir, heure où le convoi repartira, vers la France, elles ne les quitteront plus.
Les soldats suisses, peu sévères, quoique fidèles aux consignes données, s’empressent autour des évacués. Par petites escouades, trente à cinquante à la fois, ils vont les faire sortir de la gare, les conduire dans la ville où des restaurans les attendent, pour les réconforter par un goûter chaud. Dans un de ces postes, nous entrons à leur suite. Et nous causons, pendant que des jeunes filles servent le café au lait.
Autour d’une table, une famille s’assied, mère et cinq enfans. Ils sont las, avec de pauvres mines pâles. Je fais compliment à la mère sur ses petits, elle me répond, calme et d’une voix basse : « J’en avais une de plus, elle avait neuf ans, elle a été tuée par un obus, l’autre jour. » Et tout à coup il y a une détresse dans ses yeux, un infini de douleur.