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Ceux-ci n’ont pas l’air si dépouillé : les dons de la Suisse leur chargent les bras.

D’ailleurs, quelques femmes, cette fois, ont des chapeaux ; elles paraissent plus aisées. Ce sont, pour la plupart, des villageoises de Meurthe-et-Moselle. Caractère vif, moins de lourdeur que les gens du Nord. Je leur parle : « C’est en Suisse qu’on vous a donné ces choses ? Les dames suisses sont très bonnes pour les Français ? — Si elles sont bonnes ! A l’excès, madame, à l’excès… » Je n’y contredis pas, mes souvenirs restent vivans. Et une femme ajoute, gentiment : « Ç’a été des innovations partout (sic). »

Avec elles, j’entre dans la salle aménagée pour les inscriptions. Derrière de longues tables, de nombreux secrétaires sont assis. Des chasseurs alpins, du dépôt d’Annemasse, sans doute, font le service d’ordre. Ils surveillent la répartition de chacun devant les secrétaires attentifs. Ce n’est pas sans effort. Doucement, patiemment, ceux-ci interrogent les malheureux déracinés. Les réponses sont lentes, entremêlées d’explications, de questions. Les paysans, quelques-uns d’un grand âge, s’expriment mal, souvent dans une sorte de patois. Certains ne savent dire que le nom de leur hameau, qui, n’étant pas une commune, ne peut servir d’indication pour l’état civil. On me dit qu’un convoi a ramené, la semaine dernière, trois cents vieillards de soixante-dix à quatre-vingt-dix-huit ans, évacués d’un asile du Nord. Qu’on se représente la difficulté de leur identification, lorsqu’on arrive à peine à se faire comprendre d’eux. Aujourd’hui, j’avise, dans un coin de la grande salle, une femme très âgée, de mise convenable, qui, sans bouger de son banc, parait regarder anxieusement. Je m’approche, et je constate qu’elle y voit à peine : les yeux sont voilés. Je lui parle : elle est dure d’oreille et fait effort pour m’entendre. Elle me dit qu’elle est bien fatiguée, « qu’elle n’en peut plus. » A côté d’elle se trouve une jeune fille, l’air hébété. Je l’interroge. Un demi-hurlement me répond, et elle me désigne, d’un hochement brusque de la tête, la pauvre grand’mère. Celle-ci devine le geste et me dit : « Elle ne peut pas parler, elle est idiote. » Puis elle éclate en sanglots… Quelle situation ! Cette vieille femme et cette innocente, seules ici, dans cette foule. Que faire ? Je m’en inquiète, auprès d’un des braves alpins qui mènent le service avec tant de douceur de gestes.