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Le lendemain, 2 août, de la terrasse de l’hôtel de Grillon, on put apercevoir quelques faibles indices d’un retour à la vie. De temps à autre, un taxi ou une auto de maître traversait la place de la Concorde, conduisant des soldats à la gare. D’autres, conscrits en détachemens défilaient à pied avec armes et bagages, bannière en tête. Un de ces détachemens s’arrêta devant la statue voilée de crêpe de Strasbourg et déposa une couronne à ses pieds. En temps ordinaire, cette manifestation aurait aussitôt attiré un rassemblement, mais, au moment même où l’on aurait pu s’attendre à ce qu’elle provoquât une explosion patriotique, elle n’excita pas plus d’attention que si l’un des soldats se fût détourné pour donner un sou à un mendiant. Cette apparente indifférence s’expliquait aisément. Quand une nation armée mobilise, tout le monde est occupé, et occupé d’une façon précise et pressante. Les combattans ne sont pas seuls à être mobilisés ; ceux qui restent le sont aussi. Pour chaque famille française, pour chaque homme, chaque femme, la guerre entraîne une réorganisation complète de la vie. Presque inaperçu, le détachement de conscrits déposa son offrande aux pieds de la statue et s’éloigna…

Quand nous jetons un regard en arrière sur ces premiers jours de la guerre à Paris, nous les voyons dans leur cadre de grande architecture, sous des ciels d’été, éclairés d’une lumière idéale. L’éveil soudain de la vie nationale, l’oubli de tout souci médiocre, allégeait l’atmosphère morale : on croyait lire l’Epopée de la Guerre, et non en vivre les dures réalités.

Quelque chose de ce sentiment d’exaltation semblait pénétrer les foules dont le courant descendait et remontait les Boulevards jusqu’à une heure avancée de la nuit. Toute circulation de véhicules avait cessé, sauf celle des rares taxis réquisitionnés pour transporter aux gares les conscrits, et le milieu des Boulevards était aussi grouillant de piétons qu’une place de marché dans une ville italienne, un dimanche matin. Le vaste flot oscillait lentement, dans des directions contraires, s’ouvrant de temps à autre pour livrer passage à une des légions de volontaires qui se formaient à tous les coins : Italiens, Roumains, Américains du Sud, Américains du Nord, — chacune de ces légions ayant en tête le drapeau national, et saluée d’acclamations sur son chemin. Mais les acclamations mêmes étaient