Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 27.djvu/581

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Puis la lune se levait et prenait possession de la ville, la purifiant de ses laideurs quotidiennes, l’apaisant, l’agrandissant et lui rendant ses lignes idéales de force et de beauté. Il y avait quelque chose d’étrangement émouvant dans ce nouveau Paris des premiers soirs d’août, exposé et pourtant si serein, que sa beauté seule semblait défendre.

Ainsi, peu à peu, nous primes l’habitude de vivre sous la loi martiale. Les premiers jours d’effarement une fois passés, les incommodités furent si légères que l’on se sentait presque honteux de n’avoir pas à souffrir davantage, de n’être pas appelé à servir la cause par quelque plus grand sacrifice de confort. La première semaine, plus des deux tiers des magasins avaient fermé, la plupart portant sur leurs devantures l’inscription : « Pour cause de mobilisation ; » mais il en restait assez d’ouverts pour satisfaire à tous les besoins ordinaires, et la fermeture des autres prouvait de combien de choses on pouvait se passer. Les provisions étaient aussi bon marché et aussi abondantes que jamais, bien que, pendant une certaine période, il fût plus facile d’acheter des alimens que de les faire accommoder. La plupart des restaurans étaient fermés, et souvent on avait à errer longtemps avant de trouver un repas, et à attendre plus longtemps encore avant qu’il fût servi. Quelques hôtels menaient encore une vie hésitante, galvanisés de temps à autre par l’arrivée de voyageurs fuyant la Belgique ou l’Allemagne ; mais la plupart avaient fermé ou s’étaient hâtivement transformés en hôpitaux. Ce furent les inscriptions au-dessus de l’entrée de ces hôtels qui troublèrent pour la première fois l’harmonie rêveuse de Paris. En une nuit, sembla-t-il, toute la ville se trouva marquée du sceau de la Croix-Rouge. Un bâtiment sur deux étalait sur sa façade la bande rouge et blanche avec les mots Ouvroir ou Hôpital. Il y avait quelque chose de sinistre dans ces préparatifs en vue d’horreurs auxquelles on ne pouvait pas encore croire, ces bandages que l’on disposait pour des membres encore intacts et sains, ces oreillers que l’on alignait pour des têtes qui se dressaient encore vigoureuses. Mais ces signes avertisseurs, tout en soulignant les douleurs à venir, ne rompirent pas l’enchantement qui enveloppait Paris. Les premiers jours de la guerre étaient pleins d’une sorte de confiance exempte de sottise ou de jactance, mais pourtant aussi différente que possible