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seuls à crier, et eux-mêmes furent bientôt réduits au silence par ordre du gouvernement. C’était comme si l’on eût décidé d’instinct et à l’unanimité que le Paris de 1914 n’aurait rien de commun avec le Paris de 1870, et comme si celle résolution eût passé dans le sang de millions d’êtres nés depuis la date fatale et ignorant son amère leçon. L’unanimité de cet empire de soi fut le trait le plus caractéristique d’un peuple soudain plongé dans une guerre qu’il n’avait ni cherchée, ni attendue. D’abord on aurait pu prendre cette fermeté paisible pour la stupeur d’une génération qui, étant née, ayant grandi dans la paix, ne comprenait pas encore le sens de la guerre. Mais c’est précisément sur un pareil état d’esprit que des triomphes faciles auraient dû avoir l’effet le plus démoralisant. En 1870, la foule dans la rue avait crié : « A Berlin ! » A présent, la foule des rues continuait à s’occuper de ses affaires, en dépit de la pluie d’éditions spéciales et de bulletins optimistes.

Je me souviens d’un matin où notre garçon boucher apporta la nouvelle que le premier drapeau allemand était exposé au balcon du Ministère de la Guerre. « A présent, pensai-je, le sang latin va bouillir ! » Et je voulus être là pour voir. Traversant à la hâte la calme place Sainte-Clotilde je me trouvai au milieu d’une paisible foule qui remplissait la rue devant le Ministère de la Guerre. Cette foule était si sage que les quelques gestes pacifiques de la police frayaient aisément un chemin aux fiacres qui passaient et aux automobiles militaires, qui arrivaient sans cesse. Toutes les classes y étaient représentées ; il y avait surtout beaucoup de familles, avec des petits garçons à califourchon sur les épaules de leurs mères, ou soulevés par les sergens de ville quand ils étaient trop lourds pour les mères. Il est certain qu’il n’y avait guère d’homme ou de femme dans cette foule qui n’eût un parent sur le front ; et là, devant eux, flottait le premier drapeau ennemi. C’était un magnifique drapeau de soie, blanc, noir et cramoisi, tout brodé d’or : le drapeau d’un régiment alsacien, d’un régiment de l’Alsace prussianisée. Ce drapeau symbolisait tout ce qu’ils abhorraient le plus dans la tâche abhorrée qu’ils avaient à accomplir ; il symbolisait aussi leur plus belle ardeur et leur plus noble haine, et la raison pour laquelle, si toute autre raison venait à manquer, la France ne pourrait jamais poser les armes, tant qu’un de ces drapeaux resterait debout. Et ils se tenaient là à le regarder, en silence,