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Quelques employés restaient, en nombre suffisant, semblait-il, pour les rares cliens qui venaient troubler leurs méditations. Mais ces quelques-uns ne tenaient pas à être troublés : ils se dissimulaient derrière leurs murailles de toile, leurs bastions de flanelles, comme honteux d’être découverts. Et quand on avait réussi à les en faire sortir, ils accomplissaient automatiquement les gestes nécessaires, comme s’ils s’étonnaient qu’on pût avoir envie d’acheter. Je me souviens, un jour, au Louvre, d’avoir vu tous les employés d’un rayon, y compris celui par qui j’essayais de me faire montrer de la gaze médicamentée, abandonner leur poste pour se précipiter au-devant d’un motocycliste crotté, venu leur dire bonjour et leur apporter des nouvelles du front.

Mais après six mois, les instincts normaux reprennent leur force impérieuse, et faire des emplettes est assurément un des instincts normaux de la femme. Je dis « faire des emplettes, » et non des achats, pour distinguer entre la morne obligation d’acquérir des choses nécessaires et la volupté de s’offrir le superflu. Il est évident qu’un grand nombre parmi les milliers d’acheteurs se pressant dans les magasins cèdent à cette passion. A un moment où les besoins réels sont réduits au minimum, comment expliquer autrement l’encombrement des grands magasins, même en songeant à l’achat énorme de fournitures pour les hôpitaux et les ouvroirs, et à l’incessant approvisionnement des innombrables centres de bienfaisance ? Pour expliquer la cohue aux autres rayons, il faut reconnaître que même la femme la plus éprouvée et la plus pleine d’abnégation doit fatalement, tôt ou tard, en dépit de son idéal et de ses résolutions d’économie, recommencer à « faire des emplettes. » Elle a renoncé au théâtre, elle se refuse les salons de thé, elle va furtivement au concert le moins cher ; mais elle est prise par le courant qui l’entraîne dans le gouffre des portes battantes jusqu’aux sables mouvans des soldes et des occasions. Nul, sous ce rapport, ne souhaite un changement dans la physionomie de Paris. C’est bon signe de voir les foules se presser de nouveau autour des comptoirs. Plus intéressante, pourtant, est cette autre foule, se pressant, chaque jour sur le pont Alexandre pour aller voir les trophées allemands exposés dans la grande cour des Invalides.

Là, un sang plus riche fait battre le cœur de Paris, et