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d’artillerie, existe entre les choses qu’on voit et celles qu’on entend, entre les sensations visuelles et les auditives.

À cause de la propagation instantanée de la lumière et de celle relativement très lente du son qui est toujours en retard de plusieurs secondes aux distances où l’on opère et observe, il semble qu’il n’y ait aucun rapport entre tel éclatement que l’on voit jaillir là-bas et le son qui le suit un long instant après. Est-ce d’ailleurs bien ce son, n’est-ce pas plutôt le précédent qui se rapportait à cet éclatement-là ? Le défilement, l’invisibilité des batteries augmente encore ce sentiment particulier qui dissocie ce qui frappe successivement l’œil et l’oreille. Et c’est pourquoi il semble, malgré le tumulte énorme de la canonnade, qu’un immense silence baigne tout ce qu’on voit ; et c’est pourquoi aussi, malgré l’éclatante lumière du paysage, tout le fracas qu’on entend ne paraît correspondre à rien de visible.

Je passe une bonne nuit dans la paille, sous les frémissantes étoiles qui palpitent là-haut tout à fait aussi doucement qu’en temps de paix. Peut-on être à ce point indifférent ! Réveillé un instant par un cheval qui a rompu sa longe, j’entends un canonnier qui rêve à côté de moi et par le à haute voix, tandis que la basse chantante des grosses pièces gronde gravement à l’Orient : « Toutes mes tablettes de chocolat se débinent… » O préoccupations des âmes simples sous le feu des canons !


CHARLES NORDMANN,

au ***ème régiment d’artillerie de campagne