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conserver leurs saillies, remplir leurs échancrures, s’arrondir enfin selon l’occasion. Eh bien ! mon cher, une leçon suffit, car voilà toute la politique. »

Une autre leçon, une leçon à l’usage des peuples qui pratiquent la politique des mains tendues et des bras ouverts, nous vient d’un conte des Mille et une Nuits. Le pécheur trop curieux débouche la bouteille d’où sort un géant haut de cent coudées, un autre Polyphème, prêt à dévorer l’imprudent. Celui-ci d’abord a grand’peur, mais il se ressaisit et cherche à faire rentrer le démon dans sa prison par des paroles adroites : « Es-tu réellement sorti d’une si mince fiole ? » Et l’autre l’affirmant, le pécheur dit qu’il ne le croira pas s’il ne le voit pas ; et quand le géant a exécuté ce merveilleux tour, le pécheur s’empresse de refermer hermétiquement la bouteille avec un bon bouchon. » Nations et pécheurs ne sauraient trop se méfier de certains récipiens et de certains sourires.

Or donc, la politique étrangère sort de l’idée de patrie, comme la fleur s’élance de sa tige ; tant vaut l’amour de la patrie, tant vaut une nation, et l’étude de l’histoire nous enseigne que l’athéisme envers la patrie a toujours été le prélude de la décadence. J’admets que toute passion est, par essence, immodérée, volontiers même tyrannique, qu’un peuple enivré de patriotisme a autant de peine à dominer sa tentation qu’un homme possédé par un brûlant amour ; mais, d’autre part, la modération, qui pactise avec les circonstances, n’a jamais sauvé une patrie, et le premier devoir d’un peuple ne consiste-t-il pas à vivre, à remplir tout son mérite, toute sa destinée, à faire son bonheur, a continuer l’œuvre des aïeux ? Que son patriotisme semble parfois de l’égoïsme sublimisé, un égoïsme sacré, comme dit M. Salandra, rien de plus certain ; cet égoïsme-là prend aussi les proportions d’une superbe vertu, dépasse de mille coudées celui de l’individu. Et qu’est-ce que l’individualisme, sinon le masque élégant de l’égoïsme qui déifie son moi, modèle son attitude sur la maxime de Pacuvius : ubi bene, ibi patria : là où l’on jouit, là est la patrie, et sur celle de ce poltron d’Horace :

Omne solum forti patria est, ut piscibus æquor.

Comme si l’homme était un bœuf à l’étable ou un poisson, comme ai l’humanité n’était pas tout d’abord un temple, une