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chez le ministre des Affaires étrangères. Je le trouvai dans son konak du quartier Chahzadé. Il me reçut fort aimablement, nous eûmes une longue explication et lorsqu’il opposa une fin de non recevoir à toutes nos exigences que je lui donnai comme décisives et définitives, je me levai pour partir en lui disant d’un air ému, mais presque menaçant, que c’était la guerre qu’il déchaînait, car il savait bien que nous serions forcés de recourir aux armes et de mettre en mouvement notre armée réunie depuis six mois. « Et vous savez bien, dis-je en prenant congé de lui. comment finissent ces guerres : vous refusez maintenant de concéder au Monténégro des districts insignifians, concessions qui pourraient encore arrêter la rupture, et vous serez obligés de céder des territoires bien plus considérables, vous perdrez des provinces ! » Safvet pacha m’avait accompagné jusqu’à l’antichambre où sur une table en marbre se trouvait mon paletot que j’endossai. Le ministre me tendit la main et dit d’un air triste : « Eh bien ! que faire ? Si c’est la fatalité, nous perdrons des provinces, mais nous ne pouvons pas céder de petits districts. » Nous nous séparâmes et j’avais presque oublié cette conversation. Mais lorsque, à l’ouverture des négociations pour la paix, dix mois plus tard, Safvet arriva en qualité de plénipotentiaire à Andrinople et que j’allai le trouver, il me rappela nos adieux. « Vous souvenez-vous, me dit-il, de notre dernière conversation près de la table en marbre de mon antichambre, lorsque vous mettiez votre paletot ? Vous m’avez dit que, pour ne pas vouloir céder des districts insignifians, nous perdrions d’importantes provinces. Vous aviez parfaitement raison et j’étais absolument de votre avis. Mais on nous avait poussés à la guerre, on avait excité l’opinion publique, personne n’avait le courage de dire son avis sincère, et voilà comment tous ces malheurs sont arrivés ! » « Et la brochure de Giacometti était un des moyens employés ? dis-je. Est-ce bien lui qui l’avait écrite ? » « Je vous le dirai, répondit Safvet en souriant, si vous me faites une concession dans les négociations qui vont suivre, je raconterai toute l’histoire. » « Elle n’en vaut pas la peine, » lui répliquai-je.

Cependant on commençait de tous côtés à se préparer pour la rupture. Notre Compagnie de navigation, prévenue par moi que la rupture était probable et même prochaine, avait définitivement suspendu son service de poste avec Odessa. Force me