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Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 28.djvu/437

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psss… psss… » des balles passent continuellement à nos oreilles comme un essaim mortel et bourdonnant. Explorant toujours le terrain en vue d’y trouver le meilleur emplacement pour les pièces qu’il veut amener là, le colonel m’emmène peu à peu jusqu’à la ferme de C… qui, à quelques centaines de mètres, dresse ses hautes murailles éventrées et veuves de leur toit, et sur lesquelles en ce moment tout justement les gros crapouillots allemands de 210 millimètres tombent avec fracas en projetant des gerbes sombres qui me rappellent, je ne sais pourquoi, dans ce décor funèbre, les hauts panaches noirs des chevaux de corbillard, et où les pierres voltigent comme des fétus de paille. C’est ou plutôt c’était une de ces grandes et belles fermes de l’Aisne, riche et monumentale comme un château, posée superbement au milieu des grasses terres à betteraves. Aujourd’hui, il n’en reste plus que des murs décharnés, un haut pignon toujours debout et sur lequel les Boches déversent furieusement des tonnes de métal, s’imaginant à tort ou à raison que cette ruine qui domine la plaine nous sert d’observatoire d’artillerie. L’ennemi lui en veut aujourd’hui.

Le petit bois que nous traversons, en nous masquant le mieux possible derrière les buissons, — car les sifflemens des balles nous font cortège, — offre le désordre inexprimable des lieux où l’on s’est battu récemment, et cette solitude sinistre des terrains non défilés aux yeux de l’un et de l’autre parti. C’est ici que naguère les Allemands, par un violent retour offensif, ont voulu nous rejeter de l’autre côté de l’Aisne. Mais nos 75 étaient là. Le colonel N…, qui les commandait dans ce secteur, laissa l’ennemi approcher en rangs serrés jusqu’au bord du plateau dénudé, jusqu’à ce petit bois dévalant, où nous sommes en ce moment et où nos fantassins les attendaient, et là, à bonne portée, nos pièces en firent un épouvantable massacre. Voulant se précipiter dans le bois, pour échapper aux rafales meurtrières, les deux régimens allemands qui opéraient là s’y jetèrent sur les fusils et les baïonnettes de nos fantassins, qui tenaient bon ; ils refluèrent alors vivement vers l’arrière ; mais, sur le plateau dénudé, nos terribles obus, dans un tir fauchant admirablement réglé, les suivaient pas à pas, avançant ou refluant avec eux. Bien peu des 6 000 hommes qui, ce jour-là, s’étaient rués sur nous, regagnèrent leurs tranchées.

Dans le bois entrecoupé de clairières où nous sommes