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Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 28.djvu/499

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LE SENS DE LA MORT.


J’avais vu, en effet, figurer souvent, en bout de table, aux opulens diners de la place des États-Unis, un jeune homme revêtu d’un uniforme de saint-cyrien, apparition assez surprenante chez le peu militariste Ortègue. Il m’en restait l’image d’un gajrçon timide et gauche, dont je n’avais guère entendu la voix. Je savais sa parenté dans la maison, pour être une fois sorti d’un de ces diners avec deux des rivaux d’Ortègue en chirurgie, et je les avais entendus, non sans révolte, soulager leur envie par les phrases suivantes :

— « 11 est toujours là, le petit cousin ? »

— « Comme vous dites ça ! C’est tout naturel, pourtant. La mère de Catherine Ortègue est une demoiselle Ferlicot, et la mère de ce petit Le Gallic était aussi une Ferlicot. Je connais ce monde-là du pied et du plant. Ce sont des gens de Trcguier^ et je suis de Lannion. »

— « C’est égal. Si j’avais fait la folie, comme notre génial ami, d’épouser une femme plus jeune que moi de vingt-cinq ans, elle n’aurait pas de petit cousin. Vous vous rappelez la chanson ?... »

— « Parfaitement, » dit l’autre en riant, « ça me rajeunit. Je me crois à la salle de garde, » et il fredonna : « Nous étions trois d’moisell’s de magasin Bonnes fiU’s, aimant à rire.

Nous avions chacune un petit cousin.

Un p’tit cousin pour nous conduire... » Cette méchante insinuation m’avait fait observer d’un peu plus près l’attitude du saint-cyrien vis-à vis de sa cousine. Je n’y avais discerné qu’un respect d’autant plus frappant qu’il s’accompagnait d’une certaine familiarité de manières. Les deux jeunes gens se tutoyaient comme deux camarades d’enfance. J’avais, en revanche, constaté, chez Ortègue, une cordialité qui excluait toute hypothèse de jalousie ; cet homme autoritaire déguisait mal ses moindres humeurs. Autant la générosité de son altruisme le rendait chaud envers ceux auxquels il s’intéressait, autant il manifestait librement ses antipathies avec cette habitude d’affirmer sa personnalité que prend si vite un « patron » comme lui, véritable dictateur dans son service.