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Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 28.djvu/545

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particulier, les affres du séjour de ces « malheureuses créatures » dans les wagons où l’on se plaisait à les enfermer pour les transporter d’une prison à l’autre. Que l’on imagine ces convois de malades, de femmes, d’enfans, condamnés à se tenir debout, pendant une journée entière, ou bien entassés sur les bancs de bois de wagons de quatrième classe ! Défense absolue d’ouvrir les fenêtres, dans les compartimens qui en possédaient, et nul moyen de se procurer à manger ni à boire, — car partout les employés des buffets signifiaient qu’ils « n’avaient rien à l’usage des espions russes. » Une jeune mère, — dont l’histoire nous est attestée, avec maintes autres du même genre, dans un rapport signé de noms connus, — avait vu tarir son lait, à force de frayeur. « En vain elle se traînait aux pieds des soldats chargés de la surveillance de notre wagon, les conjurant de vouloir bien, du moins, faire donner à son enfant quelques gouttes d’eau. Ces brutes l’insultaient et se moquaient d’elle. » Une autre mère a pu, un instant, se croire plus de chance. Elle emmenait de Berlin son enfant malade, tandis que son mari avait été retenu comme « prisonnier de guerre. »


Pendant un long arrêt dans une certaine gare, — nous racontent des témoins oculaires de la scène, — la jeune femme aperçut, en face de son wagon, un groupe d’officiers allemands attablés sur le quai à vider de grands verres de bière. La jeune femme, s’adressant à eux, leur fit voir son enfant, qui pleurait de soif, et les supplia de vouloir bien lui donner le fond d’un de leurs verres. Et bientôt, en effet, l’un des officiers se leva, parmi les rires de ses compagnons, pénétra dans le wagon, et tendit à l’enfant un verre qu’il venait de faire remplir. L’enfant se mit à boire avec une hâte passionnée, mais, tout de suite, il cracha ce qu’il avait dans la bouche. L’officier avait jeté dans la bière une poignée de sel !


J’hésite à faire mention d’un sujet scabreux, mais qui tient une place considérable dans les témoignages des voyageurs russes. Qu’il me suffise de citer ce passage de la relation d’un médecin de Pctrograd :


Impossible de rien imaginer de plus navrant que ces journées de route pendant lesquelles nous manquions tout à fait de nourriture, de boisson, de sommeil, et, en outre, de toute faculté de satisfaire nos besoins naturels. Je me souviens du supplice d’un vieillard atteint d’une maladie de la vessie. A toutes ses prières, pour obtenir la permission de sortir du wagon, soldats et employés ne répondaient que par des moqueries… et il nous est arrivé d’avoir à voyager d’un seul trait, dans ces conditions, pendant plus de vingt-quatre heures !