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ses amis. Il ne me serait pas plus venu à l’esprit de me demander si ces loyaux sujets de la couronne anglaise aimaient la France que je ne me poserais cette question chez le président du tribunal de Rennes ou de Quimper. Nous étions de même sang, et nous avions fait nos classes ensemble sous Louis XIV ou Louis XV. La Nouvelle-France d’autrefois est pour nous aujourd’hui si vieille France ! Ce fut là que j’entendis, la première fois, le nom de M. de Gaspé. Ils me dirent que personne n’avait mieux parlé de la vie canadienne, précisément à l’époque qui avait suivi la conquête et qui paraissait m’intéresser ; et ils me conseillèrent de lire ses Mémoires et son roman : Les Anciens Canadiens. Comme ils avaient raison ! Le charme de cette lecture a multiplié dans mon souvenir les quelques heures que j’ai vécues à Québec.


M. de Gaspé n’est pas un grand écrivain ; il ne fut même un « écrivain » que très tard. Il composa son premier livre, Les Anciens Canadiens, à l’âge de soixante-quinze ans, quatre ou cinq ans après avoir eu la seconde maladie de sa vie, la coqueluche. Et ce serait tout à fait un roman de jeunesse, si les notes dont il l’a commenté, et où il prélude à ses Mémoires, ne nous découvraient à chaque instant la réalité sous l’arrangement léger de la fiction et l’expérience de l’homme dans la gaucherie du romancier. Il appartenait à une vieille famille originaire de la Normandie. Charles Aubert de la Chesnaye était venu s’établir au Canada vers 1655. Sa fortune s’y accrut rapidement, et les services qu’il rendit à la colonie lui valurent des lettres de noblesse en 1693. Le grand-père de notre auteur Ignace-Philippe Aubert de Gaspé, seigneur de Saint-Jean-Port-Joli, qui avait épousé la sœur du célèbre Villiers de Jumonville, fusillé, malgré sa qualité de parlementaire, au fort Nécessité, conduisait une des quatre brigades canadiennes dans la bataille de Carillon. Il ne sauva de la guerre que les ruines de son manoir et son argenterie enterrée au fond d’un puits. Son fils parvint à refaire une fortune que son petit-fils allait bientôt fortement ébrécher. Celui-ci, notre Philippe de Gaspé, était né à Québec en 1786, dans la vingt-troisième année de la conquête ; et il ne mourut qu’en 1871, laissant derrière lui cent quinze enfans, petits-enfans et arrière-petits-enfans. Les familles