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aussi, fait de l’exotisme. Il travaille lui aussi, et sans le savoir, dans les papayas. Quel évocateur que ce M. Séguin ! J’aperçois derrière lui toute une caravane de bateaux qui s’échelonnent à travers l’Atlantique, de Québec au Havre, et dont les mâts sont gais comme des pommiers en fleurs.

Je ne crois pas que M. de Gaspé ait idéalisé les paysans du Canada. Il ne nous cache point leurs travers. Il ne nous dissimule pas qu’un certain nombre d’entre eux n’aimaient ni leurs seigneurs ni les curés, qui, assuraient-ils, s’entendaient avec « les gros » pour ruiner l’habitant. Mais il est permis de penser que les exigences ou les ingérences cléricales ne leur pesaient pas trop, puisqu’ils s’en accommodent encore et continuent de prospérer. Quant à nous qui n’avons point à nous mêler de leurs petites affaires, nous ne pouvons qu’être reconnaissans à ces prêtres dont l’œuvre, si l’on se place au point de vue laïque, a sauvé sur ce coin du monde les droits de la langue française et de la race française. J’ai toujours jugé de très mauvais goût, et même d’un patriotisme douteux, les diatribes de quelques touristes échauffés que le clergé canadien n’a jamais forcés d’aller à la messe et qui dénoncent son intransigeance et son obscurantisme, comme si nous ne lui devions pas, en grande partie, la douceur inestimable de retrouver en Amérique une image presque inaltérée de la France éternelle. Les paysans avaient surtout à l’égard des fils de leurs seigneurs, dont la vie se passait à Québec, la défiance parfois hargneuse des nôtres envers les beaux messieurs de Paris. Ils ne leur ménageaient point les sarcasmes, les traitaient d’habits à poches, de sauteurs d’escaliers, et de dos blancs, à cause de leur tête poudrée et frisée comme un chou-fleur, — ce qui prouve, du reste, qu’ils ne les craignaient guère. « Le censitaire de la province de Québec, écrivait M. de Gaspé, était l’homme le plus indépendant du monde. Le plus riche en terres payait une douzaine de « chellin » à son seigneur et pouvait s’en moquer impunément. »

Mais le seigneur ne pouvait lui rendre la pareille. Dans une féodalité bien comprise, les obligations croissent en proportion du rang qu’on occupe. Le seigneur canadien en avait d’assez lourdes et de très onéreuses. Malheur à celui qui acceptait le parrainage d’un enfant de censitaire ! Comme les familles multipliaient et qu’il ne devait refusera personne ce qu’il avait accordé au voisin, il se trouvait quelquefois à la tête d’une centaine de