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Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 28.djvu/709

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voix seule et de nombreuses voix. Gluck a donné dans son œuvre une place, un rôle, un cœur à la foule. Autant que leurs héros, leurs rois et leurs reines, autour d’eux, avec eux, il a fait vivre, agir et souffrir les peuples. Il est de ces grands hommes dont on peut dire, comme l’Écriture, qu’ils « travaillent sur les nations. » Alceste, au début de la tragédie, se contente de mêler son angoisse aux alarmes de toute une ville en pleurs, et de là résulte la beauté collective, unanime, des premières scènes. Mais quand les paroles terribles de l’oracle ont mis le peuple en fuite et brisé, pour ainsi dire, le concert des voix et des âmes, cette rupture même donne une beauté plus poignante aux derniers monologues de la reine, de l’épouse abandonnée, et seule à soutenir désormais le double fardeau de la douleur commune et de sa propre douleur.

Au second acte d’Athalie, quand le chœur se dispersé à l’approche de la terrible reine (« Ah ! la voici, sortons, il la faut éviter »), il ne serait pas impossible de trouver comme une esquisse, moins tragique sans doute, de ce mouvement et de cet effet. Et si l’on se souvient que Racine avait conçu lui aussi, peut-être même écrit, et détruit, par scrupule, une Alceste ; qu’il a laissé le plan, en prose, du premier acte d’une Iphigénie en Tauride, alors on a quelque droit d’appeler « notre » Gluck, celui par qui tant de vœux de notre Racine ont été remplis.

Grand musicien de notre tragédie, Gluck l’est également de notre langue. Celle-ci lui doit, beaucoup plus encore qu’à Lulli, qu’à Rameau, son éminente dignité musicale. Quand il dénonçait l’incompatibilité de la langue française avec la musique, Rousseau, comme presque toujours, avait tort. Gluck lui montra bientôt son erreur et l’en fit, du reste, revenir. Aucun musicien jusque-là n’avait conféré tant de beauté sonore à notre idiome national. La mélodie de Gluck, et surtout son récitatif, est formé des sons les plus purs, les plus éloquens, les plus beaux, sur lesquels des paroles françaises, au théâtre, aient jamais été chantées. Cela est considérable. La voix de Gluck a consacré l’alliance, l’hymen indissoluble et pour nous glorieux, de la musique avec le verbe de notre patrie. Il est temps, grand temps, de nous en souvenir. Il appartient à notre grand tragique musical de nous restituer, demain, inséparablement unis, les sons et les mots que, les uns pour les autres, notre air natal a formés. Pas une page de Gluck, pas une de ses phrases, qui ne manifeste, soit avec une force étonnante, soit avec une pénétrante douceur, leur fraternelle et nationale beauté. Il le savait bien lui-même et, dans son légitime