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Sans doute, nous n’avons pas vu que des enterremens, des scènes d’ambulances et d’hôpital, des retours de défaites. Et le long de nos routes, comme dans nos champs, il n’y avait pas que les affreux corbeaux engraissés par les cadavres des batailles ; il y avait aussi, comme ailleurs, des fauvettes, et même des rossignols. Seulement, je ne sais par quel maléfice, ni les êtres ni les choses, rien ne chantait, rien ne luisait pour moi. Dans cette nature le rayon était absent. Un deuil toujours latent rendait nos joies sérieuses et presque moroses. Nos plaisirs n’avaient pas ce je ne sais quoi, qui illumine tout l’être comme à une découverte brusque et splendide, qui le projette violemment hors de lui-même, et qui fait qu’on se dit : « Cela est unique ! Jamais plus je n’éprouverai cela ! » Une contrainte pesait sur nous, l’appréhension confuse d’on ne savait quel péril, et cela nous glaçait malgré nous. C’est le bourgeon gelé sur l’arbre. Je sens bien que, si je n’étais pas sorti de cette terre dure, toute une partie de moi-même n’eût jamais éclos. J’aurais eu froid toute ma vie, à l’âme, au cœur, à l’imagination.


Le froid ! C’est la sensation qui me revient avec le plus d’intensité, lorsque j’essaie d’évoquer les saisons lorraines et la toute première impression qu’elles firent sur ma sensibilité d’enfant. Pourtant, je ne puis pas me considérer comme une plante frileuse du Midi transplantée dans les glaces du Septentrion. Du côté paternel, comme du côté maternel, je compte au moins deux cents ans d’ascendance lorraine, et même j’ai pu constater qu’un de nos lointains ancêtres, venu de l’Ile-de-France, s’était établi dans le pays, au temps de la Pucelle. Malgré cette longue adaptation de la race, j’ai toujours cruellement souffert de notre rude climat de l’Est. Les pinçons de l’onglée, les mains bleuies sous les moufles les plus épaisses, le frottement odieux des bas de laine contre les orteils gonflés et brûlans d’engelures, toutes ces petites souffrances puériles me faisaient redouter l’approche de l’hiver, en un recroquevillement de tout mon être.

L’hiver, pour moi, était un personnage vivant, une sorte de tyran cruel, qui, pendant des mois interminables, sévissait sur toute la contrée. Quand je regardais timidement, dans les livres d’images, la figure renfrognée du Bonhomme l’Hiver