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Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 28.djvu/795

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sensibilité d’enfant. J’avais presque horreur du boucher, personnage hirsute, au masque bestial et congestionné, avec ses lourdes galoches, sa culotte huileuse et imbibée de sang, sa trousse de coutelas qui sonnaient sur son ventre. Mais je n’aurais jamais osé avouer mes répugnances : je sentais confusément que tout cela était dans l’ordre.


Telles étaient les grandes émotions de nos matins d’hiver : le reste de la journée s’achevait dans une détresse croissante. Le comble de la désolation était atteint vers quatre heures du soir. La nuit tombait sur l’immense plaine blanche, où tous les bruits s’étouffaient, où les formes familières elles-mêmes perdaient leurs contours. De la fenêtre de notre logis, je cherchais à distinguer le clocher de Vaudoncourt, le village voisin. Mais il était tout emmitouflé de neige : on ne le voyait plus. Un oiseau s’envolait d’une branche de sapin, qui laissait choir sa neige dans le vide. L’ombre se rembrunissait, noyait la blancheur triste épandue à perte de vue. C’était la fin de tout, l’effacement du monde. Et puis, on fermait les volets, on allumait la lampe, et c’était comme une renaissance soudaine. Il faisait chaud dans la chambre, le haut poêle de faïence ronflait.) La lampe, comme une tête d’or, brillait doucement au milieu de la table… Pauvre et chère lampe ! que de reconnaissance je lui dois, pour les humbles rêves consolans qu’elle m’a donnés en ces temps affreux ! Cependant, quand je me la rappelle et que je songe aux splendeurs électriques d’aujourd’hui, sa lueur me paraît crépusculaire : vieille lampe Carcel, dont le bec pleurait l’huile en longs ruisseaux, quand on en remontait la crémaillère. Les lampes à pétrole étaient alors inconnues chez nous. Je me rappelle l’inauguration de la première, dans notre maison. Anxieux, nous considérions de loin le ferblantier qui l’allumait, comme si le récipient allait exploser et le feu jaillir de partout. Après la Commune et les sinistres exploits des pétroleuses, le seul mot de pétrole affolait nos imaginations provinciales. Mais elle, notre vieille lampe à huile, elle était de tout repos, maternelle et douce à l’enfance. Largement étalée dans sa robe de porcelaine, qui rappelait les crinolines encore toutes proches, elle pouvait se laisser manier, sans risque de culbute, par nos petites mains maladroites. Et enfin, elle était