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petit. Un grand vent froid soufflait, le terrible vent qui balaie sans cesse le plateau de Luxembourg. Le sol séchait lentement, et on en profitait pour « faire le mars, » c’est-à-dire pour se mettre aux cultures printanières. Matin et soir, les paysans rentraient des champs, assis en amazones sur leurs chevaux crottés et balançant, au bout de leurs jambes pendantes, leurs gros souliers à clous, tout empâtés de mottes de terre.

L’air était aigrelet, le ciel nuageux. Dans les « mails, » — c’est ainsi que nous nommions nos jardins, — les bourgeons livides des lilas pointaient frileusement. Comme tout cela était pâle et souffreteux ! Le soleil, qui perçait de temps en temps sous les nuages noirs, semblait un sourire décoloré sur un visage de convalescent. Pourtant, il y avait une fête, qui, pour moi, symbolisait ce blême printemps de Lorraine et qui en égayait gravement la pauvreté : les Rogations… Le matin, de très bonne heure, la procession rustique se répandait à travers champs, précédée de la croix portative. La haute silhouette du curé, revêtu de l’étole et brandissant l’aspersoir, surgissait entre les haies en fleurs. Quelques femmes en mantes noires suivaient le cortège, composé presque uniquement des galopins du catéchisme. À cette heure matinale, la bise était pénétrante. On avait le bout du nez gelé, et on grelottait dans des vestes de coutil sorties trop tôt. Le prêtre, enrhumé, se mouchait bruyamment dans un carré de toile bleue, entre deux versets des Litanies des Saints, auxquels nous répondions par un : Te rogamus, audi nos ! qui effarouchait les petits oiseaux dans les aubépines.

Le cortège s’arrêtait toujours au même endroit, à une portée de fusil des premières maisons du village. Il y avait là un « pâquis, » un mince bouquet d’arbres, sous lequel un immigrant des pays annexés, ayant opté pour la France, avait fait ériger une croix de pierre, avec ces mots gravés sur le socle : « Souvenir d’option, 1872, et, au-dessous : O crux, ave, spes unica ! Ainsi, pour nos âmes d’enfans, la religion ne faisait qu’un avec le culte, non pas précisément de la terre natale, mais de la patrie, de la France encore mal connue de nous. Pour ma part, dès que je sus lire, la simple vue de celle croix plantée par un exilé soulevait en moi des vagues de tristesse et comme un obscur bouillonnement de révolte.