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l’Alsace. Et pourtant, quel fut le résultat atteint ? Il se résume dans ce propos que recueillait, en 1899, un de mes amis parcourant le pays annexé pour observer son état d’esprit. Un Alsacien des plus autorisés disait devant lui : « Nos intérêts commencent à être en Allemagne… » Et il ajoutait aussitôt : « Nos cœurs restent en France. »

L’intérêt matériel n’a pas prise sur l’Alsacien, comme il a prise sur l’Allemand. Ce n’est que par des liens moraux qu’il peut être attaché. Qu’est-ce donc qui a pu faire sur lui une telle impression que, dès avant la Révolution française, il a été gagné à la France ?

Serait-ce le prestige politique de la monarchie de Louis XIV ? puis la primauté intellectuelle de la France au xviiie siècle ? Comment se fait-il alors que le prestige mondial de l’Empire allemand n’ait pas exercé la même fascination sur l’Alsace annexée ? Comment se fait-il aussi que l’Alsace n’ait pas participé à cette réaction violente qui a éclaté en Allemagne contre l’hégémonie littéraire de la France, pendant la période du Sturm und Drang qu’a inaugurée la victoire de Frédéric II à Rosbach ?

Reste une dernière raison qui semble au premier abord décisive. L’Alsace a dû à la France son unité morale. Jusque-là, elle n’était qu’une expression géographique ou qu’un fouillis féodal. Grâce à Louis XIV, elle est devenue une personnalité. Nous touchons, en effet, au vif du sujet, au point précis qui a été la source principale des méprises que les Allemands ont toujours entretenues si soigneusement, quand ils ont représenté l’Alsace tel un simple agrégat de seigneuries relevant du Saint-Empire romain et faisant corps avec la Germanie. Suivant eux, l’âme alsacienne n’existait pas, n’a jamais existé. Elle s’est toujours confondue avec l’âme allemande. Les frontières ethniques de l’Alsace n’existaient pas davantage ; elles se confondaient avec les frontières de l’Allemagne. Tout cela pourrait se résumer dans la formule que l’Alsace dans son ensemble n’avait été jusqu’à Louis XIV qu’une expression géographique. Mais ce serait étendre bien au-delà de sa portée vraie une proposition qui ne saurait viser que la condition politique du pays et qui laisse en dehors d’elle son unité spirituelle, morale ou intellectuelle, et dans un sens très large son unité nationale.

Il est parfaitement exact qu’en tant que survivance du ducatus Alisatiae, du duché d’Alsace mérovingien ou carolin-