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Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 28.djvu/868

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ait eu le temps de beaucoup écrire et de bien voir la ville des fleurs. Pourtant, dans la première lettre envoyée de Rome, il donne un souvenir à « la Toscane, jardin anglais au milieu duquel il y a un temple, c’est-à-dire Florence. »

Mais tout disparait dans l’émotion qu’il éprouve en arrivant à Rome. Le soir même, il crie à Joubert son enthousiasme : « M’y voilà enfin ! toute ma froideur s’est évanouie. Je suis accablé, persécuté par ce que j’ai vu ; j’ai vu, je crois, ce que personne n’a vu, ce qu’aucun voyageur n’a peint : les sots ! les âmes glacées ! les barbares ! Quand ils viennent ici, n’ont-ils pas passé en caravane, avec les aigles et les sangliers, les solitudes de cette seconde Italie appelée l’Etat romain ? Pourquoi ces créatures voyagent-elles ? Arrivé comme le soleil se couchait, j’ai trouvé toute la population allant se promener dans l’Arabie déserte à la porte de Rome. : quelle ville ! quels souvenirs ! »

Les pages que Rome inspira à Chateaubriand, — les plus belles peut-être de son œuvre, — sont connues de tous. Mieux que dans les Mémoires d’outre-tombe ou que dans les descriptions d’une virtuosité éblouissante des Martyrs, c’est dans le volume des Voyages qu’on trouve les impressions directes de l’auteur. Lettres et notes furent, en effet, écrites sur place pendant les six mois de son premier séjour. La campagne et les ruines romaines offraient de merveilleux thèmes à celui qui est bien, suivant la formule de Jules Lemaitre, le plus grand trouveur d’images de la littérature française. Leur splendeur déchue et leur désolation s’adaptaient parfaitement à son inlassable mélancolie. On ne saurait désormais évoquer les horizons de l’agro romano, sans apercevoir Chateaubriand, drapé dans une redingote, accoudé à une colonne brisée, les cheveux au vent, comme, dans le portrait de Girodet. Et l’on ne peut que souscrire au jugement de Sainte-Beuve déclarant, à propos de la Lettre à Fontanes, qu’« en prose, il n’y a rien au-delà. »

Nul, aussi, n’a célébré, comme lui, la lumière de la ville éternelle. « Une vapeur particulière, répandue dans les lointains, arrondit les objets et dissimule ce qu’ils pourraient avoir de dur ou de heurté dans leurs formes. Les ombres ne sont jamais lourdes et noires ; il n’y a pas de masses si obscures de rochers et de feuillages dans lesquelles il ne s’insinue toujours un peu de lumière. Une teinte singulièrement harmonieuse marie la terre, le ciel et les eaux : toutes les surfaces, au moyen d’une