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d’observation « objective » et de tout don de « vie, » force était à ces malheureux écrivains de se mettre en quête de modèles étrangers, tandis que, précisément, l’imitation de ces modèles aurait exigé d’eux les qualités professionnelles qui leur manquaient le plus. Impossible de lire un roman, une comédie, ou un volume de vers publiés depuis vingt ans au-delà du Rhin sans avoir une impression pareille à celle que nous rapportons d’une causerie avec un sourd-muet patiemment instruit à l’usage de la parole. Des descriptions, mais n’évoquant aucune image d’ensemble ; des analyses, mais n’ayant jamais pied dans la réalité ; et des récits qui fatalement échoueront toujours à nous émouvoir, faute d’avoir ému, tout d’abord, leurs auteurs. Une atmosphère glaciale enveloppe toutes ces productions récentes de la littérature allemande ; et le froid qui s’en dégage n’est pas seulement celui d’un hiver que nous rendrait tolérable l’espérance d’un printemps plus ou moins prochain. C’est, sans l’ombre d’un doute, le froid irrémédiable et lugubre de la mort.


M’arrêterai-je, maintenant, devant l’œuvre des philosophes allemands de ces années dernières ? Le professeur chargé de nous raconter l’histoire de la philosophie d’outre-Rhin, dans le recueil dirigé par M. Paterson, ne leur accorde pas même l’honneur de les nommer. Schopenhauer et Nietzsche, c’est sur ces deux noms que se ferme son chapitre. Mais, aussi bien, n’imagine-t-on pas un spectacle plus navrant que celui qui, là encore, s’offrirait à nous. Je rappelais en passant, l’autre jour, l’étrange avatar de l’ancienne et glorieuse patrie des Leibnitz et des Fichte, abdiquant soudain son privilège séculaire de haute spéculation métaphysique pour ne plus employer dorénavant ses philosophes qu’à de mesquins et prosaïques travaux de mensuration psycho-physiologique. Dans ces chaires d’université allemandes où jadis un Schelling improvisait ses rêves panthéistes, où un Bruno Rauer reconstruisait le monde tel qu’aurait dû le créer un Dieu plus avisé, les héritiers de ces maîtres ne s’occupaient plus qu’à évaluer péniblement la durée d’une sensation, ou bien se perdaient en des conjectures stériles pour rattacher les phénomènes spirituels à telle ou telle région de notre cerveau. Mais le vent de mort qui soufflait sur la pensée allemande avait même fini par éteindre ces pauvres petites lueurs de spontanéité philosophique. Depuis déjà plusieurs années, on peut bien dire que toute philosophie avait cessé d’exister au pays de Hegel. Les professeurs s’y bornaient dorénavant à enseigner leur « partie, » préparant plus ou