regain d’énergie étrange, miraculeuse, il met baïonnette au canon, boitant, sautant à cloche-pied, repasse le pont, se campe au milieu de la route, le fusil croisé dans la position réglementaire, tout seul contre l’armée allemande. Il est fou, il est sublime. Une salve ; et il est tué…
Mais la retraite continue : la retraite que Joffre a ordonnée, la retraite incomparable, et salutaire, et atroce… « Ceux qui n’ont pas connu ces heures ne sauront jamais le degré de souffrance morale et d’abattement physique que peut endurer un soldat. Il faut les avoir vécues pour être certain que l’on peut subir une telle épreuve sans en mourir. Plus tard, nous avons compris. Mais, à ce moment-là, nous autres, simples officiers de troupe, nous étions emportés dans le flot tumultueux de cette armée et nous ne comprenions pas pourquoi nous reculions ainsi. Songez à ce que ce mot contient d’affreux : nous ne comprenions pas ! » Je ne sais ce qu’il y a dans ces phrases, pour leur donner un tel accent de douleur, et l’accent même de cette douleur sans pareille : à la vérité, les phrases ne sont ici presque rien ; la forme, et non l’habit, du sentiment tout nu, sans voile, le sentiment plus fort que nuls mots… Les soirs, au commencement de septembre, furent chauds et lourds. Un soir, le 4 septembre, sur les six heures, le long de la route de Vauchamps à Montmirail, le régiment se forme en colonnes de demi-régiment. Les hommes descendent de cheval, poudreux, la poussière collée au visage ; sur le sol et dans un champ de blé fauché, ils se couchent et ils dorment. Les officiers, par petits groupes, causent afin de ne pas s’endormir. À minuit, le bivouac était installé ; à trois heures du matin, en selle : l’ennemi vient d’accrocher l’arrière-garde et il faut faire face. Pareillement, chaque nuit, courte nuit de repos inachevé. L’on se baltait, et l’on faisait de bon ouvrage : après quoi, l’on se repliait… « Soldats, mes frères, oublierez-vous l’angoisse qui vous étreignait quand vous deviez, au moment où le jour déclinait, après avoir vu tomber tant des vôtres, abandonner une nouvelle parcelle de notre douce France, livrer aux barbares quelques-uns de nos jolis hameaux, de nos champs, de nos vergers, de nos jardins, quelques-unes de nos vignes ? C’était l’ordre. Nous avons compris, depuis, combien tant de sacrifices avaient été utiles. Mais alors nous ne savions pas. Et le doute venait. Nous avons connu des jours atroces et rien ne pourra arracher de ma mémoire l’impression d’anéantissement physique et moral dont nous étions alors frappés, mes camarades et moi. » M. Marcel Dupont donne la plus saisissante formule de cette retraite : « Chaque jour, nous avons dû nous battre.