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mouillés. Et d’Eecloo à Ostende, et d’Ostende à Nieuport, se poursuit, monotone et poignante, la procession des fantômes.

J’ai vu. J’ai vu le défilé qui recommençait toujours. J’ai vu les fantassins, raidis au passage des chefs et à la traversée des villages, tomber au bord des routes, aux courts instans d’arrêt, comme des masses sans pensée. « Nous sommes des morts vivans, » disaient-ils volontiers. J’ai vu les cyclistes têtus, vêtus de tuniques disparates et rapiécées, les joues noircies par la poussière, continuer de pédaler sur les gros pavés inégaux, comme jadis dans les patrouilles et les surprises. Et les canons déjà usés, patinés par la poudre et la gloire, et les caissons rebondissans, — et souvent vides, — et les cavaliers, galvanisés dans leur lassitude par les alertes d’arrière-garde. J’ai vu Ostende contractée se vider peu à peu, les foules encombrer les quais, les bateaux partir au milieu des pleurs et des cris. J’ai vu désarmer nos soldats territoriaux, les gardes civiques, qu’on licenciait brusquement, ne pouvant les employer hors frontières, et qui pleuraient en rendant leurs fusils. J’ai vu le Roi quitter la ville au petit jour, à cheval, par la route qui suit la plage, entouré de quelques officiers, et saluant, à droite et à gauche avec un sourire forcé, plus triste que les larmes. J’eus le sentiment que c’était fini.

Le lendemain, — 14 octobre, — à Nieuport, je le croisai sur la digue. Il causait, un peu penché, avec un aide de camp. Je lui vis le regard résolu, le visage calme, le geste décidé. Un Taube venait vers la mer, des profondeurs de la Flandre, suivant la ligne de l’Yser. La marée, remontant le petit chenal entre les estacades, semblait vouloir, impatiente, au-delà du petit port tranquille, envahir la plaine. Des fumées mystérieuses montaient à l’horizon des eaux. On sentait que quelque chose, depuis la veille, avait changé.

Les régimens pourtant continuaient leur retraite. Il n’y a pas de route dans les grandes dunes du rivage : ils longeaient le chemin des grèves. Sur les bancs de sable, entre les flaques, sac au dos, fusil à l’épaule, bien rangés, mais un peu lents, ils avançaient, bataillons par bataillons, précédés des majors à cheval, en un cortège incessant. Un nuage tomba au ras du sable. On les voyait l’un après l’autre sortir de la brume, rentrer dans la brume, comme une armée de légende. Au loin, le phare de Dunkerque, prématurément allumé dès le crépuscule à cause