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Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 29.djvu/326

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tombent, assommés, sur la paille. Mais tout à coup un ordre arrive : « on a besoin d’eux, là-bas. Il faut partir, partir avant la nuit ! Le clairon les sort d’un sommeil de mort. Ils se lèvent hagards, insensibles, navrés. « Ce n’est rien, venez, c’est votre général, Bertrand, qui vient vous voir, vous passer en revue ! » Bertrand, — depuis la captivité de Léman, — commande la 3e division d’armée.. C’est un homme simple, énergique, sorti du rang, père de ses hommes. Devant Liège il chargeait à leur tête. Il s’est toujours exposé, sans compter, avec eux. Il a le secret de leur âme collective : il les aime. Et c’est lui qui, les voyant dormir, alors que le combat, de nouveau les appelle, vient d’avoir cette idée sublime : « En avant ! Pour défiler ! » Presque à tâtons, machinalement, les compagnies se sont formées. On a remis son sac au dos. On a ramassé le fusil encore tiède. On avance dans une ombre pâle où flotte une dernière clarté. Sur la grand’place du bourg, Bertrand est à cheval entouré de son état-major, lui aussi boueux, noir, déchiré. « Allons, mes enfans ! » crie-t-il. La musique passe en tête, puis s’arrête au bord d’un champ. Elle joue, redouble, reprend encore l’air des chasseurs, si déchirant, si nostalgique, avec, par à-coups et pour finir, des élans d’ivresse et de gloire. C’est toute la vie de la brigade depuis trois mois qui pleure, qui chante et qui crie, avec les déceptions, les fatigues, les colères, les combats, les assauts, la retraite, — l’espoir quand même ! Ce n’est pas seulement la lueur diffuse d’un crépuscule tardif qui auréole et pénètre les hommes, c’est aussi cette musique de cuivre qui les soulève et les transfigure. Ils défilent, bien rangés, pelotons par pelotons, tandis que, de sa voix paternelle et grave, leur général les interpelle : « Ah ! qu’ils sont beaux, mes chasseurs ! qu’ils sont beaux !… Vous êtes dignes de retourner au premier rang !… Ah ! les bons soldats ! la Patrie est fière de vous… Voyez, messieurs, ce sont les chasseurs, ce sont des braves !… Saluez-les !… Lieutenant, votre compagnie est superbe !… Venez ici, commandant, que je vous embrasse !… Bravo ! mes enfans, bravo !… Vivent les chasseurs ! » Et l’état-major et les assistans, avec des applaudissemens et des acclamations, reprennent, enthousiastes : « Vivent les chasseurs ! » « Moment inoubliable, m’écrit un lieutenant, où l’on sent vibrer en tout son être le souffle du sublime et la splendeur éternelle de l’âme dans l’idéal et le sacrifice…. J’ai pleuré, j’ai vu pleurer autour de moi les vieux colonels et