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Franco-Belges, la 5e division allemande, celle qui avait cru tenir la victoire, cédait sur toute sa longueur, avec de l’eau jusqu’aux chevilles. Les autres reculèrent comme elle. Si les Allemands avaient tenu un quart d’heure de plus, peut-être passaient-ils partout… Une fusillade les poursuivit, qui se propagea comme un éclat de joie farouche. Certaines de nos batteries, pour saluer leur départ, tirèrent sur leurs derrières leur dernier obus…

Cependant l’inondation montait, plus invincible encore et implacable dans sa toute-puissante lenteur. Elle s’étendait, en immense nappe doucement mouvante, de Nieuport à Saint-Georges, de Saint-Georges à Ramscapelle. Elle gagnait Pervyse. Elle venait sans bruit, remplissait les canaux bientôt débordés, nivelait les fossés, les chemins, les trous d’obus. Elle glissait, s’insinuait, s’infiltrait. Elle était la conquérante silencieuse et d’abord presque invisible. L’eau sourdait du sol pénétré ; de mystérieux caniveaux la dirigeaient par-dessous les routes et les digues. Elle entourait des îlôts de terre, d’où des groupes surpris fuyaient, mouillés jusqu’aux genoux. Elle clapotait au long de la tranchée, patiente et narquoise. Elle venait de l’horizon, elle gagnait les horizons. Elle semblait monter du fond de la terre et du bout du monde. Elle était notre amie, notre protectrice, notre muette tranquillité. Elle ne nous donnait pas la victoire : elle assurait la permanence de notre victoire.

Par les chemins surélevés qui, dans ces pays humides, dominent toujours les prairies ; par ces chemins qui semblaient, au milieu des eaux, de mystérieuses jetées rectilignes, les Allemands en désordre regagnaient la rive gauche de l’Yser. Ils n’avaient eu le temps de relever ni leurs blessés, ni leurs morts ; ils abandonnaient des fusils, des batteries, des mitrailleuses, du matériel que l’eau recouvrait dédaigneusement, haussant à mesure son baiser lent et froid des lèvres des cadavres à la gueule des canons. Eau glacée, où le sang se dissolvait dans la boue, et qui accrochait aux troncs d’arbres, doucement étreints, de longs filets rouges et noirs ; eau muette, qui étendait sur les champs de carnage l’immobile majesté du silence ; eau saumâtre, grossie par les hautes marées, et unissant ainsi, contre les envahisseurs du sol sacré, tous les élémens et toutes les forces, l’onde et le feu, — la terre et la mer !

Le soir du 31 octobre, les ennemis ne tenaient plus sur notre rive que Saint-Georges, la ferme de Groote Hemme, en