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jardin, près des vagues, devant l’horizon de la mer latine, il avait désigné la place de sa sépulture. Il savait où reposerait sa dépouille mortelle ; et, quant à sa mémoire, s’il ne terminait pas le monument complet de son Empire libéral, il se persuadait de la croire en sûreté dans ses quatorze volumes, le quatorzième étant la clé de voûte qu’il jugeait robuste et indestructible. Et il vous interrogeait : « Vous avez vu ? vous avez lu ? C’est concluant ?… » Oui, sur beaucoup de points, il avait apporté une lumière d’évidence, écarté des nuées épaisses de mensonge, posé de claires vérités… « N’est-ce pas ? N’est-ce pas ?… » murmurait-il avec une âpre satisfaction. Sur d’autres points, je ne crois pas que ses argumens soient indiscutables. En particulier, l’indulgence qu’il a pour le ministre des Affaires étrangères contraste avec la sévérité qu’il a pour l’ambassadeur. Somme toute, Benedetti exécuta rigoureusement les ordres qu’il recevait du ministre… « Ce n’est pas là tout le rôle d’un ambassadeur : un commissionnaire y suffirait !… » Sans doute : l’ambassadeur, mieux informé que son gouvernement des conditions dans lesquelles il peut agir, doit avertir son gouvernement, signaler les rebuffades qu’on risque et, si l’on s’aventure, mettre le holà. Et Benedetti n’y a point manqué.. L’insistance qu’il a eue auprès du roi Guillaume et qui aboutit à ce que l’audience ne lui fût pas accordée, — de là cette dépêche d’Ems, que dénatura Bismarck ; de là le « soufflet de Bismarck ; » et de là, finalement, la guerre, — cette insistance, dont il avait indiqué le péril, le duc de Gramont la lui commandait. Les dépêches de Benedetti attestent sa précaution 4 Peut-être un diplomate de génie eût-il tout sauvé : je n’en sais rien. Mais, avouons-le, si Benedetti fut un diplomate et sans reproche et sans génie, ne le distinguons pas de ses entours et craignons de l’inculper seul. Ce n’est pas lui, c’est la politique étrangère de la France qui, — incontestablement honnête, réfléchie, et non pas folle comme on l’a prétendu, — pécha par défaut de génie. Nous n’avons pas eu, dans cette crise, un Richelieu et son Père Joseph ; et nous n’avons pas eu, en adresse, en volonté forte, non plus qu’en perfidie, un égal de Bismarck : on ne le sait que trop. Je me rappelle que, ce même jour où les pressantes questions d’Emile Ollivier m’engageaient à ne pas dissimuler mon sentiment, il me montra son livre de chevet, disait-il, un Machiavel, lu et relu,