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Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 29.djvu/392

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grosse ferme dont l’aspect, écrit-il, « rendit de nouveau évident à mes yeux quel pays riche, inépuisable, est la France. Nos meilleures familles bourgeoises ne sont pas aussi confortablement installées que le fermier de Lieusaint, simple laboureur dont l’appartement contenait de superbes armoires à glace, des meubles d’acajou et des lits monumentaux[1]. » On sait quel sentiment de respect presque religieux la cuisine française inspirait aux estomacs de ces hôtes d’un jour[2]. Partout dans leurs lettres revient la même note admirative, l’expression de « romantique » ou d’ « idyllique » appliquée aux moindres paysages et l’évocation du proverbe populaire qui résumait dans la vieille Allemagne l’idéal du bonheur matériel : « Vivre comme Dieu en France. » On devine quel effet cette brusque révélation d’une opulence inconnue jusqu’alors a dû produire sur des natures incultes, quelle poussée de convoitises elle y a provoquée, à quelles manifestations d’envie impuissante et à quels inexplicables actes de vandalisme elle a dû conduire !

Si les envahisseurs s’abandonnent sans arrière-pensée au charme des choses de France, leurs appréciations sur les hommes ne semblent pas inspirées par la même liberté d’esprit. Il faut, pour comprendre leurs dispositions à cet égard, se rappeler de quel poids pesaient sur leur jugement les souvenirs des guerres du premier Empire, la jalousie excitée par les succès éphémères du second, l’antagonisme de race et les haines nationales soigneusement entretenus dans leur pays par l’éducation ou la presse. Ils se gardent soigneusement de toute indulgence malsaine envers l’ennemi héréditaire et semblent, au moins au début, s’abstenir de chercher à le connaître pour ne pas risquer d’arriver à l’estimer. Les unes s’en tiennent à une condamnation sommaire, que leur semble exprimer le terme lourdement ironique de « grande nation, » employé à tout propos par antiphrase. D’autres, enfermés et raidis dans leurs préjugés, ne songent qu’à trouver dans les moindres incidens de la vie courante une occasion de les justifier. Kretschmann peut être considéré comme le type de ces intransigeans. « Peuple de singes et de fous, entièrement pourri, d’une impudence fabuleuse, où tout est mensonge, prétention, effronterie, où personne

  1. Bauriedel, p. 152.
  2. « Ce qu’est une poularde du Mans, s’écrie Kretschmann dans un accès de lyrisme (p. 295), un estomac allemand ne peut s’en faire aucune idée ! »