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Cet état d’âme, qui devrait être celui de tous les vieillards, n’est triste que d’apparence : il est en réalité un grand apaisement.

Assurément, j’ai exagéré les désenchantemens de la vieillesse. Je connais le De senectute de Cicéron. On m’a dit que certains vieillards peuvent s’intéresser encore aux efforts des jeunes gens, à leur héroïsme, à leurs amours ; on m’a assuré que les grands problèmes de la science et de la vie peuvent encore passionner l’esprit des vieux ; on m’a affirmé que les choses peuvent alors se juger avec l’impartialité souriante d’un spectateur qui, de loin, voit se dérouler les scènes émouvantes, belles parfois, dont il lui est interdit d’être l’acteur trépidant. Oui ! Peut-être. Tout de même, à mesure que l’âge avance, on devrait regarder la mort, qui est plus prochaine, avec plus de sérénité.

Et je crois bien que ceux-là seuls méritent d’être appelés du beau nom de sages.


Comme notre psychologie, notre économie politique s’est modifiée profondément. Il se fait en ce moment un prodigieux gaspillage, non seulement d’or et de munitions, mais encore, — ce qui est tout de même plus important, — de vies humaines. Grâce à l’ardeur patriotique des combattans, la montagne de cadavres, qui s’élève en ce moment, monte beaucoup plus haut que celles qui furent oncques élevées par les orgies guerrières d’autrefois. On est bien au-dessous de la vérité en évaluant à huit millions le nombre des jeunes hommes que, de part et d’autre, cette sombre guerre a fauchés ou irrémédiablement mutilés déjà.

De savans économistes n’ont pas craint d’évaluer en une certaine somme d’argent le coût d’une vie humaine. Calcul qui paraît d’abord quelque peu brutal, mais qu’on a cependant, après les maîtres, le droit de faire. Admettons qu’un homme gagne, en moyenne, deux mille francs par an. A 5 pour 100 d’intérêt, le capital d’un adulte est donc voisin de quarante mille francs. Ainsi, les huit millions d’hommes tués ou estropiés représentent un capital de près de trois cent cinquante milliards. Voilà ce qu’ont coûté au monde, rien qu’en capital humain, les lugubres ambitions de François-Joseph et de Guillaume.

Cette somme inouïe, prodigieuse, invraisemblable, que nous