fort en général, et qu’il vante chez lui « la vertu puissante de la haine, » il ne peut s’empêcher de se récrier devant le fameux décret qui ordonna d’un seul coup le massacre de cent mille Romains en Asie Mineure. « Non, la sentence de mort lancée d’Ephèse ne fut qu’un acte d’aveugle et bestiale vengeance ! S’il s’y est attaché je ne sais quelle fausse apparence de sauvage grandeur, c’est une illusion créée par les perspectives colossales de la toute-puissance d’un sultan d’Orient. » Belles paroles, qu’il faut livrer aux méditations des âmes éprises de « sauvage grandeur, » et qui nous touchent d’autant plus chez Mommsen qu’elles ne sont peut-être pas tout à fait d’accord avec la direction habituelle de sa pensée.
Car, il faut bien le dire, en dépit des jugemens que nous avons tenu à rappeler, il serait téméraire de faire de Mommsen un apôtre du droit et de l’humanité. Même lorsqu’il condamne des actions perfides ou cruelles, on peut supposer parfois qu’il ne les censure pas pour des raisons exclusivement morales. Une des déloyautés qu’il critique le plus vivement est celle de César envers les Germains ; le massacre d’une tribu barbare, en pleine trêve, lui paraît une violation du droit des gens, et il trouve que le sénat fait bien de le blâmer. Mais c’est qu’il s’agit des Germains ; dès lors, César lui-même n’est plus au-dessus des lois de la justice. S’il s’agissait d’autres ennemis, Mommsen y regarderait à deux fois avant de donner gain de cause à Caton contre César. — Rome a soutenu, au mépris du droit, les Mamerlins contre Messine et les Mercenaires contre Carthage ; du point de vue de l’équité, les deux fautes sont pareilles, et pourtant, Mommsen est très indulgent pour la première et très sévère pour la seconde : pourquoi ? est-ce parce que Carthage est une bien plus grande cité que Messine ? Plus tard, quand Rome décrète en même temps des mesures de rigueur contre trois villes grecques, Mommsen lui pardonne la destruction de Thèbes et de Chalcis, tandis qu’il appelle celle de Corinthe « une tache sombre dans les annales de la République : » serait-ce parce que Corinthe était seule une capitale florissante ? Les crimes changeraient-ils de nature suivant le degré de puissance des victimes ? On peut le craindre en vérité. L’esprit allemand n’est que trop enclin à considérer comme un principe indiscutable que seuls les forts ont droit de vivre : envers les faibles, on peut tout se permettre ; comptent-ils ? existent-ils ?