Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 29.djvu/91

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

En entrant dans le lavoir, je m’arrêtai d’abord, saisi par le silence et par l’aspect désert du lieu, puis par l’apparence spectrale du ciel crépusculaire qui se découpait dans les hautes baies des murs ouverts à tous les vents. Encadrée par la margelle savonneuse, l’eau morne luisait comme une face lunaire. On n’entendait que le murmure monotone de la rigole. J’avais un peu peur. Mais quoi ? j’étais venu pour boler : il me fallait le poisson convoité.

Avec précaution, je me penchai sur le bord de la fontaine, un trou carré pratiqué sous la muraille aveugle du fond. Elle était ténébreuse comme de l’encre, et son glouglou ininterrompu faisait un bruit de hoquet, qui semblait venir des profondeurs de la terre. J’hésitais à y plonger ma main, et puis, soudain, je rassemblai mon courage, et, la paume étendue comme une serre, je l’abattis sur la proie invisible : une sensation de froid tranchant à me couper le poignet, et, aussitôt, l’horrible contact d’un corps mou, visqueux et glacé : un crapaud sans doute !… Je retirai ma main précipitamment, et, tout frémissant de dégoût, je l’essuyai à mon sarrau. La fenêtre, qui était en face de moi, s’ouvrait sur l’espace incolore, et, par toutes les baies de ses murailles, la masure humide et grelottante semblait béer sur le vide… Une carriole attardée passa dans la désolation de la campagne. Au bruit des roues, un troupeau d’oies, qui somnolait derrière le lavoir, se mit à battre des ailes et à pousser une longue clameur. Elle baissait, pour reprendre avec je ne sais quel accent désespéré. Ce cri des bêtes m’acheva : c’était toute la détresse de la terre, toute l’horreur de l’animalité et toute l’oppression confuse des choses, qui s’exhalaient dans la nuit tombante…


D’autres fois, à la moindre caresse du climat, les plus humbles choses prenaient une grâce souffreteuse. De petits bouquets de sensations doucement nuancées s’ouvraient en vous, et, au premier coup de soleil heureux, qui épanouissait et chauffait tout cela, c’était une soudaine et brève explosion lyrique.

Chez nous, il y a de l’eau partout, l’eau stagnante des étangs, l’eau paresseuse des rivières, l’eau ruisselante et boueuse des pluies. Partout, une humidité glaciale, qui vous transperce