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avec cet individualisme agressif qui, dans le drame ibsénien, élève contre la société la revendication de l’idéal. Il ne procède d’aucune philosophie : il est d’ordre uniquement pratique. Il consiste à demander à la vie le maximum de jouissances contre le minimum de sacrifices. Prendre son plaisir pour règle souveraine, s’y attacher avec un doux entêtement, écarter tout ce qui pourrait contrarier, troubler, gêner cet épicurisme convaincu, s’abstraire de tout souci qui aurait le bien d’autrui pour objet, fuir toute responsabilité, craindre tout effort, déployer mille ressources et jusqu’à de l’énergie pour protéger sa mollesse, son insouciance et sa veulerie, tel est le programme.

Le moins qu’on en puisse dire, c’est qu’il manque d’élégance. Il nous a valu de tristes héros. Il y a quelques années, les réformateurs du théâtre ont violemment réclamé contre le rôle du « personnage sympathique. » Leur protestation a été entendue, leur souhait a été réalisé et au-delà. On ne peut songer sans un peu de honte à ce qu’est devenu le type du jeune premier, du Don Juan, du séducteur aimé de toutes les femmes. De Scribe à Augier, la comédie du XIXe siècle avait pris pour enfant gâté le fils de famille libertin, mais honnête, l’irrésistible propre à rien, mauvais sujet mais bon cœur. Je ne le défends pas ; seulement, celui qui l’a remplacé me le fait regretter. Car il ne vaut pas mieux et il est plus déplaisant. Il a les mêmes défauts, sans rien qui les lui fasse pardonner. Jamais un mot qui vienne du cœur, jamais un mouvement désintéressé, jamais un sentiment chevaleresque. Toutes les femmes raffolent de lui, c’est leur affaire. A leurs brutales et brèves liaisons faut-il encore appliquer les vieux mots d’amour et de trahison ? Dans la comédie nouveau style, on se « prend » et on se « plaque. » Car la qualité des sentimens se traduit par celle des manières et du langage. Naguère, assure-t-on, le théâtre fut l’école de la politesse : les jeunes gens y allaient pour compléter leur éducation, pour apprendre de quel air on se présente dans un salon, sur quel ton il convient de parler à une femme, de quelles fleurs s’enguirlande une déclaration qui veut se faire accepter. Élégances désuètes et galanterie d’antan, qu’a remplacées l’art de traiter les femmes comme elles le méritent.

A s’abaisser ainsi et descendre parfois jusqu’à la trivialité, le dialogue a-t-il gagné en naturel ? Toute la question est de savoir où vous prenez vos modèles. Quelques-uns vont les chercher jusque sur les boulevards extérieurs : nous avons eu des pièces entièrement écrites en argot. Ce qui est infiniment regrettable, c’est que par