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de son savoir et de son génie. Au plus fort de la tempête, il s’en souvenait. Il vénérait surtout dans l’Allemagne l’artisan de la Réforme. L’ampleur du mouvement religieux dont ce pays avait été le théâtre au XVe siècle le gênait pour voir tout entière la basse qualité du militarisme dont il se faisait le champion à la fin du XIXe. Renan saluait dans la Réforme une conquête plus profitable à l’affranchissement de l’esprit humain que la Révolution française. Seule la Renaissance, œuvre de l’Italie, lui paraissait supporter la comparaison avec la grande rénovation religieuse, œuvre du génie germanique.

Pour comprendre cette sérénité dont témoigne la première de ses lettres à Strauss, il faut se rappeler aussi son opposition à l’Empire. En 1870, tous les Français ne faisaient pas bloc comme aujourd’hui. Si Ernest Renan s’afflige pour la patrie des malheurs qui la frappent, la joie de voir l’Empire abattu met un baume sur ses blessures. On voit l’opposant à côté du patriote.


Quand éclata la guerre, Renan avait promis à Charles Ritter d’écrire une préface pour un recueil d’études de Strauss qu’il s’occupait à traduire. Comme remerciement, Strauss avait envoyé à Renan son livre sur Voltaire. Renan avait répondu par une lettre où il exprimait à Strauss le chagrin dont le remplissait l’ouverture des hostilités.

À cette lettre privée, le théologien allemand répliqua par une lettre ouverte datée du 12 août et publiée dans la Gazette d’Augsbourg du 18. Ritter se félicitait de l’ « échange amical d’idées » qui s’engageait et célébrait la « modération relative » de cette première épitre. Renan, de son côté, écrivait à Ritter : « L’ensemble de l’article de M. Strauss est très beau et certes bien propre à placer toutes les âmes élevées des deux nations au vrai point de vue philosophique qui convient dans les cruelles circonstances où nous sommes. » Nous jugerions aujourd’hui que le point de vue philosophique doit s’effacer, en temps de guerre, devant le point de vue national ; mais Ernest Renan, — observons-le une fois pour toutes, — pensait autrement à cet égard. Le « point de vue de l’éternité, » comme disait son maître Spinoza, lui semblait seul digne des grands esprits. David Strauss se plaçait sur un tout autre terrain.