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doute avec une parfaite bonne foi, mais aussi avec une étrange inconscience : « Ce résultat pour lequel nous combattons est uniquement l’égalité des droits avec les peuples européens et l’assurance qu’un voisin remuant ne pourra plus désormais nous troubler à son gré dans les travaux de la paix, ni nous dérober les fruits de notre labeur. »

La première intention de Charles Ritter avait été de publier une traduction de la lettre de Strauss dans l’Indépendance belge ; mais Renan la soumit à Edouard Bertin qui l’inséra dans le Journal des Débats. Elle parut le 16 septembre. Le lendemain, Renan publiait sa réponse.

Elle est d’une courtoisie qui révèle le Français de bonne souche. Renan avait trouvé la première épître de David Strauss très « modérée » et très « élevée, » — ce sont les termes qu’il emploie dans sa lettre à Charles Ritter. Il ajoutait : « On fait ce qu’on peut pour faire entendre un peu de raison, quoiqu’on sache fort bien que, dans ce fracas de passions déchaînées, elle ne peut guère être écoutée. » Renan voyait juste : Strauss refusa d’écouter la raison parlant par une bouche française. Renan s’était avancé pourtant aussi loin que possible dans la voie des concessions au germanisme.

Il rappelle au début de sa lettre qu’il doit à l’Allemagne ce qu’il a de plus cher au monde : « sa philosophie, presque sa religion ; » Il admire dans ce pays sa « force intellectuelle, jointe à tant de moralité et de sérieux. » Quand la Prusse en 1866 remporta ses victoires, il n’hésita pas à s’en réjouir. Le monde, pensait-il, ne pouvait que gagner à l’ascension de l’Allemagne au rang de grande Puissance. L’Allemagne accomplirait peut-être cette œuvre où la France avait échoué : une organisation scientifique et rationnelle de l’Etat. Renan s’en prenait à cette fatalité « qui semble condamner notre malheureux pays à n’être jamais conduit que par l’ignorance, la présomption et l’ineptie. » Et voilà bien des griefs contre la France et ses conducteurs.

En faveur de son pays, Renan conseillait la modération à son adversaire. Déjà, le 13 septembre 1870, la partie était à peu près perdue. Le vainqueur avait annoncé son intention d’annexer l’Alsace et la Lorraine. Renan montre avec des accens prophétiques le désastre qui en résulterait non seulement pour la France, mais encore pour l’Allemagne et la civilisation.